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Et voilà le travail !
Le travail aujourd'hui, vu et analysé par les MEDIAS LIBRES
Et voilà le travail !
Le travail aujourd'hui, vu et analysé par les MEDIAS LIBRES
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Le tiers secteur médiatique - canards déchaînés, radios libres, télés pas très cathodiques et pirates du web - a décidé de jouer les vigies citoyennes. D'où ce site internet, réalisé par la Coordination permanente des médias libres.



Quand les médias libres se mettent au charbon !

Il y a eu la loi Travail, avec ses nuits debout et ses cortèges de tête, imposants, menaçants, la contre-attaque pointait le bout de son nez.

Et puis, nous voilà un an après, Emmanuel Macron élu, les ordonnances sur le travail sont signées, difficile de voir ce qui pourrait empêcher leur ratification cette semaine dans une Assemblée Nationale au garde-à-vous.

Pourquoi aussi peu de réactions ? Pourquoi le grand mouvement social ne s'est-il pas levé contre ce nouveau projet de société ?

Au-delà des circonstances post-électorales, c'est surtout que des mutations profondes du travail sont déjà à l’œuvre, et depuis longtemps. Attentifs aux mouvements de la société, à ce qui se passe en arrière-plan dans ce monde qui bouge souvent trop vite, nos médias libres observent depuis longtemps ce qu'on appelle aujourd'hui l'uberisation de la société : une concurrence de plus en plus généralisée, un travail découpé en micro-tâches, le plus souvent mal rémunérées, et avec la disparition progressive des droits sociaux. Et pour cause, nous-mêmes comme les autres

entreprises du secteur de l’économie sociale et solidaire, nous y sommes directement confrontés.

La plupart de nos médias libres sont déjà dans cette précarité : temps partiels complétés par un boulot alimentaire, contrats (de moins en moins) aidés, pigistes payés largement en dessous, voire bénévolat à outrance. Bref, comme le secteur public, comme le social et l'associatif, nous n'échappons pas à cette vague.

Qu'en conclure ? Que malgré tout, loin des radars des médias dominants, nous repérons et expérimentons ce qui germe, des idées neuves ou anciennes. Nous racontons les alternatives concrètes. Nous donnons la parole à et celles et ceux qui refusent de se soumettre à cette marche forcée ou choisissent d'arrêter de travailler.

C'est à ce grand voyage dans les mondes du travail que la Coordination Permanente des Médias Libres vous invite pour son troisième grand dossier, avec la contribution d'une vingtaine de médias libres, joyeux et indépendants.

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Emmanuel Dockès : « Détruire les protections du travail ne crée pas d’emplois »

Pendant que le Parlement vote le projet de loi autorisant les ordonnances pour réformer le code du travail, l’opposition s’organise. Cette réforme comble les voeux du grand patronat, sans effet positif sur l’emploi, comme l’ont montré de nombreuses études internationales. Explications stimulantes du juriste Emmanuel Dockès. Qui propose un Code du travail alternatif.



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Les discussions sur la réforme du Code du travail ont commencé lundi 10 juillet à l’Assemblée nationale. Les députés ont jusqu’au 17 juillet pour adopter le « projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures de renforcement du dialogue social » . La procédure accélérée devrait permettre au gouvernement de signer ses ordonnances dès l’automne. L’opposition s’organise. La France insoumise a organisé un rassemblement mercredi 12 juillet, et le « Front social » et syndical appelle à manifester vendredi.

Pour comprendre ce texte, et la vision du travail qu’il porte, Reporterre a interrogé Emmanuel Dockès, professeur de droit à l’université Paris Ouest Nanterre et spécialiste du droit du travail. Il a coordonné le projet alternatif Proposition de code du travail. Il est aussi l’auteur de Voyage en misarchie, essai pour tout reconstruire (éd. du Détour).

Reporterre — Que pensez-vous du choix du gouvernement de passer par des ordonnances pour réformer le Code du travail ?

Emmanuel Dockès — Un problème existe depuis de nombreuses années : l’accumulation par strates successives de textes qui s’empilent dans le Code du travail, formant une législation pléthorique d’assez mauvaise qualité. L’idée d’augmenter la quantité de texte via les ordonnances est le gage de mauvaise qualité et d’un très grand volume.


Et que pensez-vous de la méthode du point de vue politique ?

Les signaux envoyés sont d’une assez grande brutalité. Par exemple, la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale a voté comme un seul homme un texte qui n’a quasiment pas été modifié. C’est hallucinant, inouï, on n’a jamais vu ça ! [1] D’habitude, les députés déposent des amendements, ça discute, et il y a des modifications assez nombreuses. Là, la majorité commence en mode ultra-godillot. Ce sont des signaux de discipline et de non-négociation.

De même, des réunions avec les organisations syndicales sont prévues, mais aucune avec le texte des ordonnances en main. Celles-ci vont être rédigées dans le plus grand secret, au sein du ministère du Travail. Ils ont même verrouillé les ordinateurs, comme si c’était une activité secret défense. C’est le signal de coup de force.

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Qu’évoque le titre du projet de loi, qui affiche « l’amélioration du dialogue social » ?

C’est un discours de communicant. Comme le font souvent les discours publicitaires, le message va en sens inverse du contenu. On dit que l’on veut améliorer le dialogue social alors qu’une série de mesures vont à son encontre.


Par exemple ?

Nombre de mesures renforcent le pouvoir du chef d’entreprise, afin qu’il ait moins de contraintes légales. Par exemple, le texte introduit la possibilité pour l’employeur de contourner les organisations syndicales par référendum. C’est un moyen de pression supplémentaire par la menace de désavouer les syndicats dans l’entreprise. Le gouvernement veut aussi réduire de manière drastique le nombre de représentants du personnel. Et le nombre d’informations qui seront à leur disposition pourra être négocié à la baisse.

Actuellement, au niveau de la branche, employeurs et salariés peuvent décider de faire des conventions collectives impératives. Avec les ordonnances Macron, sauf dans quelques domaines, cela leur sera interdit. Les négociateurs dans la branche ne pourront plus s’opposer à ce que les dispositions qu’ils créent soient détruites, entreprise par entreprise. Cela va nécessairement créer une forme de dumping entre les entreprises et pourra déstabiliser des professions.


Quelle vision du travail ce projet du gouvernement traduit-il ?

Leur vision est que l’on va tous devenir des « freelanceurs » [indépendants] très compétents, très dynamiques, très flexibles, qui changent tout le temps d’employeur et effectuent des missions ponctuelles et très bien payées. C’est une image du travail mythique, qui correspond à une fraction de la population extrêmement limitée. Mais cette représentation apparaît assez peu dans ce texte, mis à part dans les dispositions qui visent à rendre le travail plus précaire. On simplifie le recours au contrat à durée déterminé et on favorise la possibilité de licencier les salariés en contrat à durée indéterminée.

En faisant cela, le gouvernement fait une erreur de type « café du commerce », qui est de faire confiance aux grands dirigeants d’entreprise, ou grands directeurs de ressources humaines, comme l’a été la ministre du Travail. Ces personnes gèrent des dizaines de milliers de salariés et tiennent un discours crédible à première vue : elles vous disent, « Moi, j’ai 50.000 salariés sous mes ordres, je sais très bien pourquoi j’embauche et licencie ».

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L’erreur est la suivante : ce groupe social considère, avec bonne foi d’ailleurs, que ses intérêts correspondent à l’intérêt général. Ils disent « si nous embauchons, ce sera bien pour le plus grand monde ». Or les intérêts du grand patronat ne coïncident pas forcément avec l’intérêt général. Au total, on n’embauche pas – mais les dividendes augmentent.


A l’inverse, vous proposez avec un collectif de juristes un Code du travail simplifié — quatre fois moins important que l’actuel — et protecteur. Comment concilier les deux ?


Actuellement, le droit du travail est devenu tellement épais et complexe que plus personne n’est capable de le connaître, ce qui pose un vrai problème démocratique. À l’inverse, on a voulu créer de la protection par la simplicité.

On part d’une idée à contre-courant, qui est que tous les niveaux de droit sont importants : international, constitutionnel, légal, conventions de branche, d’entreprise et contrats individuels. Par exemple, on souhaite maintenir le caractère obligatoire de la loi - les cinq semaines de congés payés par an pour tous, le salaire minimum, les horaires maximums de travail, etc. C’est crucial, car si tout passe par l’entreprise, on va augmenter les inégalités et le nombre de travailleurs pauvres. C’est cela qui a été le plus marquant au Royaume-Uni ou en Allemagne à la suite de la destruction des droits sociaux. Vous y avez maintenant plus d’un cinquième, voire un quart, des salariés qui sont des travailleurs pauvres alors qu’en France le taux est de l’ordre de 8 %.


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Dans le monde de l’écologie, une idée souvent défendue est celle de la baisse du temps de travail, notamment pour un meilleur partage du travail. Qu’en dit votre Code du travail alternatif ?

L’idée poursuivie par Macron est de permettre de travailler plus, notamment via la défiscalisation des heures supplémentaires. C’est une incitation à concentrer le travail sur les uns, quitte à en priver les autres. Ce dispositif sera à la fois destructeur d’emploi, mais aussi producteur de surmenage pour ceux qui ont la chance d’en avoir un. Pourtant, à une époque qui voit monter la robotisation, la réduction et le partage du temps de travail sont la seule solution si l’on veut éviter l’élargissement de la fracture sociale.

Or partager le temps de travail, c’est aussi partager le temps libre. Celui-ci permet toutes sortes d’activités qui sont indispensables à la société : associatives, militantes, familiales, éducatives, artistiques, celles de l’économie gratuite comme Wikipédia. Il convient dès lors : 1, d’accorder plus de temps libre à tous, pour que tous puissent participer aux activités du temps libre ; 2, de protéger le temps libre.

Aujourd’hui, on a multiplié les cas dans lesquels l’employeur peut préempter le temps libre de ses salariés sans qu’ils puissent le refuser. On vous change vos horaires, avec des délais de prévenance de plus en plus courts. Cela détruit toutes les possibilités d’organisation du temps libre. Vous n’avez plus la possibilité de programmer une assemblée générale d’association ou un barbecue en famille. Donc, la flexibilité du temps de travail est aussi un appauvrissement très profond de la société. C’est pourquoi dans notre proposition de Code du travail, on a mis en place des dispositifs permettant la prévisibilité du temps libre.

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Et pour la réduction du temps de travail ?

Notre proposition de code est sur ce point relativement modérée. Elle vise simplement à relancer la dynamique de la réduction du temps de travail. A titre personnel, je pense que l’on pourrait aller plus loin dans cette direction. C’est ce que j’ai expliqué dans le Voyage en misarchie.

Actuellement beaucoup de gens ne travaillent pas : ceux qui ne trouvent pas de travail, les vieux qui arrêtent de travailler tôt, les femmes au foyer, etc. Si vous considérez que tout le monde travaille un peu, vous allez vous apercevoir que, même sans diminuer le nombre total d’heures travaillées, vous pouvez tomber aux alentours de 24 h par personne et par semaine. Si vous mettez en place un système dans lequel les 16 premières heures sont mieux rémunérées que les heures suivantes, les heures suivantes étant plus taxées que les heures précédentes, vous allez permettre une réduction massive du temps de travail, sans interdire de travailler beaucoup. Cela permet de résoudre le chômage et de renforcer l’égalité.

Une proposition qui a fait débat lors de la campagne présidentielle est le revenu universel. Qu’en pensez-vous ?

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Le revenu universel est faisable d’un point de vue pratique, et j’y vois plein de trucs sympathiques : un rapport au temps libre différent, la libération de l’obligation de travailler pour vivre, etc. Mais je suis opposé au revenu universel parce que si vous le créez, vous allez avoir assez rapidement deux catégories de personnes : celles qui exercent des activités productives, lucratives, rémunérées et celles qui n’en exercent pas, dont les ressources viennent du revenu universel. La première catégorie sera en position de force par rapport à la seconde, car elle tiendra les fonctions économiques les mieux valorisées financièrement. Elle aura aussi une capacité de nuisance plus grande, par exemple si elle se met en grève.

Dans les théories du revenu universel, tout le monde est gentil. Or, à mon avis, la nature humaine est telle que quand les uns ont plus de pouvoir que les autres, ils sont enclins à en abuser. Les forts vont opprimer les faibles. Ils vont dire que ceux qui n’ont pas d’activité lucrative sont des fainéants, des assistés, etc. Et ceux qui auront pris l’habitude de la vie avec le revenu universel seront réduits progressivement à un état de relative misère.

Entre une Assemblée nationale acquise à Macron, et qui va valider sans broncher les propositions du gouvernement, et un "Front social" qui se prépare à reprendre la lutte, le rapport de force semble défavorable.

On sort d’une élection, et beaucoup de gens se disent « c’est nouveau, voyons avant de juger ». D’un autre côté, vous avez une réforme déjà impopulaire, car on touche aux droits des salariés. Que va-t-il se passer ? Je pense que cela dépendra en partie de l’attitude des organisations syndicales à la rentrée. CGT et Sud sont sur des lignes d’opposition assez claires. On ne peut dire la même chose de FO et de la CFDT. Que vont-elles faire ?

Je vois deux possibilités : soit les ordonnances sont un peu édulcorées, dans ce cas il n’y aura pas de grand mouvement social. Soit elles sont telles qu’annoncées et c’est le triomphe du Medef, mais le gouvernement prend le risque que le front syndical renaisse de ses cendres en septembre. Je pense que Macron est malin, et qu’il va tout faire pour conserver de son côté le maximum d’organisations syndicales.

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Il y a deux choses qui comptent pour le gouvernement : accorder au patronat ce qu’il demande, et être de bons communicants, dire aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre, quitte à adopter un discours et des actes contradictoires. Pour l’instant c’est ce qu’ils font avec succès.

Est-ce durable ? Je ne sais pas. En attendant, il faut expliquer ce que nous voulons et faire exister nos idées, pour leur donner la possibilité d’un jour l’emporter.

Propos recueillis par Marie Astier

[1] Quelques mots ont été ajoutés, voir le texte recensant les modifications.


















France Info « éduque » les enfants sur la réforme du Code du travail et les manifestations

Chaque jour, l’émission « Franceinfo junior » « propose, nous dit-on, une lecture pédagogique de l’actualité » à grands renforts de spécialistes. Sous couvert d’éduquer les enfants, le journal adopte, le temps de quelques minutes, un ton paternaliste pour mettre dans la bouche d’enfants des questions d’adultes, et diffuser aux oreilles des adultes un discours professoral et, forcément, infantilisant. En cette période de mouvement social contre les ordonnances modifiant la législation du travail, l’émission ne pouvait pas éluder une telle actualité.


Mercredi 20 septembre, veille d’un large mouvement de grèves et manifestations interprofessionnel et intersyndical, « Franceinfo junior » interroge et s’interroge : « Pourquoi des manifestations contre la réforme du Code du travail ? »

1. « C’est pas une loi sur le temps de travail, hein »

Une triple question est d’abord posée qui invite à une synthèse des enjeux de ces ordonnances : « Qu’est ce que c’est que cette loi ? Emmanuel Macron veut qu’on travaille plus ? Enfin, qu’est-ce qu’il veut faire comme loi ? »

Le journaliste, Raphaël Ebenstein, ne répond pas à la question générale, mais seulement à la deuxième question qu’il transpose à sa convenance : « Alors non. Ce n’est pas une loi sur le temps de travail, hein. Ça ça ne change pas : la durée légale en France, c’est 35 heures par semaine, mais il y a déjà beaucoup d’exceptions. »

Cette explication, parce qu’elle est destinée à une enfant (mais de fait entendue par des adultes), se présente comme une simplification, mais une simplification abusive. Rien (ou presque) n’est dit non seulement des exceptions existantes, mais surtout de la durée effective du travail négociable et modulable au niveau des branches et des entreprises et sur la durée effective des CDI fragilisés par la facilitation les ruptures conventionnelles des contrats d’embauches. Soit très exactement ce qui fait l’objet de contestations.

copie d'écran du site de France TV Junior

2. « Les Français ont voté pour lui »

La question suivante revient sur le processus des ordonnances, en demandant au journaliste s’il ne s’agit pas d’une entreprise individuelle du président de la République. Et le journaliste de répondre :

« C’est marrant parce qu’on raisonne à l’instant “T”, au jour d’aujourd’hui. Mais les ordonnances […] c’est quelque chose qui est permis par notre Constitution, notre loi fondamentale, ce qui fait qu’aujourd’hui on a une Ve République avec des règles. Ces ordonnances, elles sont autorisées, elles sont permises, elles sont à la disposition du gouvernant pour pouvoir prendre des décisions plus vite, sans passer par les députés, en sachant que les députés, eux, quand même, vont autoriser Emmanuel Macron à prendre ces décisions. Donc ça passe quand même par le Parlement mais uniquement pour autoriser à prendre les décisions. »

Pas de doute : c’est constitutionnel ! Mais c’est une procédure contestable (et contestée). Et les « décisions » soumises au Parlement, notamment pour valider les ordonnances ne permettent pas de les amender. Observer un pieux silence sur ces points peut difficilement se prévaloir des exigences de simplification pédagogique.

Il en va de même du deuxième argument :

« Ça ne vient pas de nulle part les ordonnances, on en parle maintenant, mais c’est quelque chose dont Emmanuel Macron a parlé quand il était candidat, il a dit qu’il voulait aller vite, donc ça, c’était avant le premier tour de la présidentielle. Donc c’est une décision qu’il a prise avec ses proches, décision qui l’engage puisque les Français ont voté pour lui, l’ont élu président, donc lui il estime qu’il a le droit de le faire et de fonctionner comme ça. »

Il « estime »… La nuance est d’importance ! Mais qu’« estiment » donc ceux qui ne sont pas d’accord (puisque tous ceux et celles qui ont voté pour Emmanuel Macron ne l’ont pas fait en approuvant la procédure des ordonnances et leur contenu) ?


3. Ceux qui sont « contre la loi parce qu’ils la trouvent mauvaise »

La petite fille demande alors au journaliste quelles sont les personnes qui manifestent dans la rue. Réponse in extenso :

« On trouve beaucoup de gens différents dans les manifestations, mais ce sont des gens qui sont militants dans un syndicat, surtout la CGT hein. Qu’ils travaillent dans une usine automobile, un supermarché ou à la SNCF, il y a même des retraités, des professeurs de collège, d’école, ils sont contre la loi qu’ils trouvent mauvaise, et même si ça ne les concerne pas eux-mêmes, ils disent qu’ils manifestent pour les autres, pour ceux qui n’osent pas aller dans la rue, ils sont donc prêts à faire grève, à revenir plusieurs fois. Et bah l’an dernier quand il y avait déjà eu des manifestations contre une autre loi, la loi El Khomri, certains, ils avaient manifesté au moins dix fois, entre le mois d’avril et le mois de juillet. »

Tous les manifestants ne sont pas « militants dans un syndicat ». Et que pensent, même pédagogiquement – ou schématiquement – résumé, ceux qui sont « contre la loi parce qu’ils la trouvent mauvaise » ? Les enfants seraient-ils trop jeunes pour le savoir ?


4. « Les policiers, bah ils répliquent »

L’écolière suivante pose la question fatidique de la violence en manifestation, amenant une nouvelle réponse, toute en finesse :

Des « sortes de bombes » ? La modération n’est visiblement pas de mise. Des policiers qui « répliquent » ? Toujours ? Seulement ? Rien ne sera dit de l’arbitraire préfectoral, moins encore des violences policières.

« Alors normalement, les manifestations, elles sont plutôt calmes hein. La plupart des gens ils marchent derrière des pancartes, des banderoles, ils chantent, ils crient, il y a des stands de sandwich, de boissons dans des camionnettes, c’est plutôt joyeux. Mais il y a aussi des personnes qui profitent de la présence d’une foule hein, de… de dizaines de milliers de personnes, pour venir commettre des violences, surtout contre la police. Et oui, dans ce cas évidemment ça peut devenir grave : ils jettent des pierres, des sortes de… de bombes sur les policiers, les policiers bah ils répliquent avec des gaz lacrymogènes, hein, les gaz lacrymogènes ça pique très fort les yeux et la gorge, il y a souvent des blessés. Mais ça ne concerne que très peu de gens hein, au total, par rapport à tous les manifestants. »


5. « Est-ce que c’est la rue rue qui décide ? »

La dernière question concerne, au fond, le rapport de force entre le mouvement social et le gouvernement. Ce dernier peut-il plier face aux mobilisations ? À nouveau, à défaut de faire dans la pédagogie et la synthèse, la réponse donne dans la caricature et l’exagération :

« La question, c’est qui fait la loi, finalement. Est-ce que ce sont les députés, au Parlement, avec les ordonnances donc d’Emmanuel Macron, ou est-ce que c’est la rue rue qui décide, le “mouvement social” comme on l’appelle, et bien c’est un peu le test. Le problème, c’est qu’il y a un décalage dans le temps, entre le moment où les Français votent pour un programme, et dans le programme d’Emmanuel Macron il y a les ordonnances sur le code du travail, et le moment présent, où aujourd’hui le gouvernement est dans l’action, il y a un décalage. Est-ce que les Français sont toujours d’accord avec le “Emmanuel Macron” pour lequel ils ont voté au mois de mai ? C’est la difficulté : est-ce qu’on peut se dédire, si près d’une élection ? »

Tout le propos tient, une fois encore, dans cet argument controversé : en votant pour Emmanuel Macron, les électeurs auraient voté pour son programme.

On comprend bien l’intérêt de cet exercice journalistique. Occupant la bande sonore à peu de frais (récolter quelques questions dans une école parisienne et inviter un éditorialiste à y répondre), dans une démarche forcément attendrissante (naïveté des enfants, ton professoral du ou de la « spécialiste »), l’émission est typique des exercices de « pédagogie » médiatique. Mais une pédagogie digne de ce nom, même quand elle s’adresse, du moins en principe, à des enfants, devrait être équilibrée et présenter les arguments en présence. Quand la pédagogie abandonne la pluralité des points de vue et passe sous silence les nuances nécessaires à la compréhension des enjeux, elle se fait caricature.


Vincent Bollenot (avec Henri Maler)



















Santé au travail : pourquoi la suppression des CHSCT est devenue la priorité des milieux patronaux les plus rétrogrades


La santé et la sécurité des salariés sont-elles devenues secondaires ? C’est l’impression donnée par la deuxième ordonnance sur le code du travail, qui prévoit la disparition des comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Ces derniers ont pourtant fait leurs preuves depuis vingt ans, accumulant une précieuse expérience et jouant le rôle de contre-pouvoir face à des méthodes d’organisation managériale toujours plus agressives. Au point de s’attirer la vindicte de certains milieux patronaux. L’adoption des ordonnances signera-t-elle leur acte de décès ?


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En 2006, à Riom-ès-Montagnes, dans le nord du Cantal (Auvergne), un délégué du personnel CGT de France télécom, Guy Berthod, s’alarme du nombre anormalement élevé de cancers parmi ses collègues : sur 22 agents, 10 sont frappés ! « Nous soupçonnons immédiatement la manipulation quotidienne, à mains nues, de parafoudres contenant des éléments radioactifs, que l’on retire peu à peu des réseaux téléphoniques, retrace Franck Refouvelet. Mais la direction, alertée sur le sujet, ne veut rien entendre. »

Il faut attendre trois ans, en 2009, pour qu’une enquête soit réalisée par des experts indépendants, missionnés par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’entreprise. L’étude établit un lien entre les cancers des agents et leur activité professionnelle. La reconstitution des carrières des salariés révèle même qu’ils ont été exposés à sept cancérogènes avérés, en plus des irradiations.

« Cette expertise nous a permis de démonter le discours de la direction, et de mettre en place un plan sécurisé de retrait des parafoudres, que l’on a arrêté de jeter à la poubelle… », développe Franck Refouvelet. Les cancers de certains agents ont également pu être reconnus en maladies professionnelles. « Le CHSCT a été le lieu de l’enquête, insiste Franck Refouvelet. Sans lui, nous n’aurions pas eu de preuves. La direction aurait continué à nous berner. Et nous, à tomber malades et à mourir. »


Un outil pensé pour les salariés

Peu connus du grand public, les CHSCT ont été créés en 1982 par les lois Auroux, du nom du ministre du Travail socialiste de l’époque, Jean Auroux. La mesure fusionne les comités hygiène et sécurité (CHS) créés en 1947 dans les entreprises de plus de 50 salariés, et la commission d’amélioration des conditions de travail (CACT) imposée, depuis 1973, dans les comités d’entreprise au-delà de 300 salariés. Obligatoires dans les entreprises de plus de 50 salariés, les CHSCT réunissent, sous la présidence de l’employeur, des représentants du personnel [1] ainsi que des membres de droit extérieur à l’entreprise : médecin du travail, médecin-inspecteur de la caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), et inspecteur du travail.

Les trois à neuf représentants des salariés qui siègent dans cette instance (selon la taille de l’entreprise) ont pour mission de contribuer à la protection de la santé physique et mentale des travailleurs, ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail. Ils doivent contrôler le respect par l’employeur des prescriptions légales dans ces domaines.

En cas d’accident ou de maladie professionnelle, ou pour mener à bien leur mission de prévention, ils ont un pouvoir d’enquête qui leur permet de passer du temps à échanger avec leurs collègues, et de mieux saisir en quoi consiste leur travail au quotidien, ses enjeux, ses difficultés, ses effets sur la santé ou les problèmes posés en terme de sécurité. Avant tout projet important de réorganisation – changement de cadences, d’outils, nouvelles méthodes de management... – l’employeur est tenu de consulter le CHSCT.


L’enjeu fondamental du recours à l’expertise

Pour se prononcer, celui-ci peut faire appel à des experts agréés, qui les aident à identifier les éventuels risques professionnels associés à un projet de réorganisation, ou aux techniques habituellement employées par l’entreprise. Les experts peuvent aussi intervenir en cas de risque grave, révélé ou non par un accident du travail, ou de maladie professionnelle. C’est ainsi qu’une expertise a pu être menée suite au déraillement de train à Bretigny en 2013 (voir notre article ici). Enfin, dotés de la personnalité civile, les CHSCT ont le pouvoir d’agir en justice pour forcer l’employeur à respecter les prescriptions légales en matière d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail.

« Les mots des experts décrivent bien la souffrance au travail, rapporte Julien Rodrigues, avocat pour les salariés de La Poste soumis à de multiples projets de réorganisation. Et ils sont écoutés avec attention par les juges. A La Poste, ils nous ont permis de démontrer que le temps donné pour faire les tournées n’avait rien à voir avec le temps réellement nécessaire. Les postiers ne peuvent littéralement pas faire ce qu’on leur demande dans le temps qui leur est payé. Donc, soit ils font des heures sup’ gratuitement, soit ils se pressent au-delà du raisonnable et se mettent en danger. Ou ils rapportent du courrier au bureau, et sont punis pour cela. »

« L’autre tendance de fond de ces années-là, reprend un consultant, c’est le développement d’une nouvelle législation sur la prévention des risques professionnels, issue de la directive européenne de 1989 et de sa transposition dans la loi française. De cette législation découlent les fameux arrêts amiante, rendus par la chambre sociale de la cour de cassation en 2002 : ils signifient aux employeurs qu’en matière de sécurité, ils ont une obligation de résultats, et non plus seulement de moyens. Il ne suffit plus de mettre en place des systèmes de protection des salariés. Il s’agit de ne plus avoir de salariés blessés ou malades de leur travail. »

S’appuyant sur cette obligation de résultat, un autre arrêt décisif est rendu en 2008, l’arrêt dit « Snecma ». Cette filiale aéronautique du groupe Safran prévoyait une réorganisation dans l’usine francilienne de Gennevilliers (1400 salariés). Consulté, le CHSCT commande une expertise qui met en évidence des risques pour la santé des salariés. L’employeur n’en tient pas compte, mais la CGT porte l’affaire devant la Justice, qui donne tort à l’employeur. « Les juges posent une limite au pouvoir de l’employeur sur l’organisation du travail, souligne un expert. Cette limite, c’est la santé des salariés. Pour une certaine frange, rétrograde, du patronat français, c’est intolérable. Dès lors les CHSCT, avec leur droit de recours à l’expertise, sont dans le collimateur du Medef. »


Une fusion en forme de punition

Les ordonnances réformant le code du travail proposées par le gouvernement Philippe à la fin du mois d’août, devraient donc contenter l’organisation patronale : elles annoncent la disparition pure et simple des CHSCT. Comment ? Les trois principales institutions représentatives du personnel (IRP) actuelles – comité d’entreprise, délégués du personnel et CHSCT – vont être fusionnées au sein d’un unique « comité social et économique » (CSE).

Première observation : l’ordonnance n°2 qui définit les missions du CSE reprend celles du CE et des DP dans leur intégralité, mais pas celles du CHSCT. En lieu et place du CHSCT, le gouvernement impose une commission « santé, sécurité et conditions de travail » (SSCT) dans les entreprises de plus de 300 salariés seulement, ou en-deçà dans les entreprises industrielles à risques (classées Seveso ou nucléaires).

Mais cette commission n’aura plus de personnalité juridique propre, et ses prérogatives n’auront rien à voir avec celles dont disposaient les CHSCT. Les membres de la nouvelle commission seront désignés uniquement parmi les membres titulaires ou suppléants de la délégation du personnel du CSE. Ce qui revient à concentrer toutes les missions des anciennes institutions représentatives du personnel sur un nombre restreint d’élus.


Marginaliser les lanceurs d’alerte

« C’est la même instance, le CSE, et donc les mêmes personnes, qui traiteront des conditions de travail et des dimensions économiques de l’entreprise. Ce qui est matériellement impossible, juge Nicolas Spire, expert auprès des CHSCT. Il va y avoir une dilution des attributions. Les élus vont cumuler des mandats. C’est une catastrophe pour les liens avec les salariés, et pour les compétences des représentants du personnel. »

Il faut donc s’attendre à une réduction du nombre de représentants du personnel et du nombre d’heures de délégation dont ils disposeront. Ces éléments seront définis ultérieurement, par décret, après l’entrée en vigueur des ordonnances.

Autre entrave à l’action des représentants du personnel en matière de défense de la santé au travail : il faudra désormais, pour réunir la commission « santé, sécurité et conditions de travail » en séance extraordinaire, hors situation d’accident ou d’événement grave, une demande formulée à la majorité des membres du CSE. « Deux membres suffisaient à demander la tenue d’une réunion du CHSCT, rappelle Nicolas Spire. Et cette logique de majorité est défavorable aux lanceurs d’alerte : on ne convainc jamais tout le monde d’un coup. »


Le financement des expertises en danger

Le CSE disposera d’un budget de fonctionnement autonome, comme l’actuel Comité d’entreprise. Mais question santé, les financements sont menacés. Aujourd’hui, c’est l’employeur qui finance une expertise commandée par le CHSCT, ainsi que les frais d’avocat en cas de contestation de l’expertise. Or, « demain, pour les expertises demandées par le CSE concernant la santé, la sécurité ou les conditions de travail, le CSE devra payer 20 % de la somme, soit 10 000 euros pour une expertise moyenne qui coûte aux alentours de 50 000 euros », avance Nicolas Spire.

Le CSE sera doté d’un budget équivalent à 0,2 % de la masse salariale de l’entreprise [2], pour couvrir les attributions anciennement dévolues aux délégués du personnel, aux CE et aux CHSCT. Ainsi, pour une entreprise de 1500 salariés, dont le salaire moyen s’élèverait à 2500 euros bruts mensuels, le budget annuel total du CSE atteindrait la somme de 90 000 euros, pour l’ensemble de ses activités.

« Combien d’expertises peut-on financer avec cela ?, interroge Nicolas Spire. Les ordonnances ouvrent la possibilité de reverser une partie du budget de fonctionnement au œuvres culturelles et sociales. Et les salariés vont devoir arbitrer eux-mêmes ! En substance, on leur donne le choix entre des cadeaux de noël pour leurs enfants, et une expertise sur les effets d’un projet sur la santé des travailleurs. On risque d’avoir des expertises centrées sur l’économique, avec une petite partie sur la santé. Ces nouvelles dispositions reviennent à mettre fin aux expertises qui matérialisaient les risques professionnels des restructurations, et étaient un appui solide pour les salariés. »


« Le directeur est venu nous remercier »

« La réalisation d’expertises a profondément modifié le rapport des syndicats et de la direction, reprend Julien Rodrigues, avocat des salariés de La Poste. C’est un point d’appui qui permet de contraindre la direction à donner des informations, notamment sur les projets de réorganisation. Grâce aux CHSCT et aux experts, nous arrivons à comprendre les objectifs réels des réorganisations, qui consistent la plupart du temps à demander aux salariés de faire plus avec moins de moyens. Bientôt, nous serons face à un mur qui dira : "Nous faisons le maximum pour améliorer le bien-être des salariés et sauver l’emploi". Nous n’aurons plus rien à leur opposer. On perd un outil pour leur résister. »

La question se pose donc de savoir si ce chiffre de 10 000 inclut ou non les ressortissants étrangers d’autres pays de l’UE.

Les salariés ne sont pas seuls à tirer bénéfice du travail des CHSCT. Pour les employeurs, les enquêtes, expertises et avis de cette instance peuvent être des points d’appui intéressants pour ajuster des réorganisations, ou éviter de commettre des erreurs. « Notre CHSCT s’était prononcé contre l’utilisation de nacelles fournies par Orange pour grimper aux poteaux, raconte Franck Refouvelet. Pour les salariés habitués à l’exercice, il s’agissait d’outils dangereux, car fragiles et conçus pour que les agents travaillent seuls. La direction nous a suivi, et nous n’avons jamais utilisé ces outils. A Marseille, les gars les ont utilisés. L’un d’eux est mort en tombant. Quand on l’a su, le directeur est venu nous remercier. »


Des avancées à protéger

« Le CHSCT est l’instance de représentation du personnel la plus proche de l’activité, du travail réel. Ses réunions sont l’occasion de discussions, de controverses sur les conditions de travail », souligne l’association des experts et intervenants auprès des CHSCT dans un communiqué. « Comment représenter un personnel dont on ne connaît pas le travail ? interroge un expert. Avec la suppression des CHSCT, on casse la possibilité pour les représentants du personnel de faire remonter et reconnaître tout ce que font les salariés au quotidien pour assurer la production, parfois en dépit de l’organisation mise en place et souvent au détriment de leur santé. On organise un face-à-face entre employeurs et représentants coupés du terrain. Pas sûr, d’ailleurs, que les managers s’y retrouvent toujours. » Cet éloignement accru des élus vis-à-vis du terrain, renforcera-t-il la défiance des salariés envers les syndicats ?

« La santé au travail a infusé les équipes syndicales grâce à tout ce qui s’est passé dans les CHSCT. Elle est devenue une revendication à part entière. Cette expérience risque de se perdre », regrette encore Nicolas Spire. « On va perdre la possibilité de se former sur la santé au travail, ajoute Frank Refouvelet. En menant des enquêtes, en passant du temps avec les salariés et grâce aux avis éclairés des experts, on a élargit nos connaissances. Et on change notre regard sur le travail. En fait, nous sommes sortis de nos simples revendications salariales. La prévention des risques est devenue un sujet de réflexion important. Certains de nos collègues voient cela comme un obstacle, qui les empêche de travailler. Mettre des équipements de protection prend du temps ; ils peuvent être gênants. Mais nous voyons les choses différemment : c’est aussi le droit de ne pas prendre des doses mortelles de polluants. Le droit de ne pas mourir au travail. »

Nolwenn Weiler

Dessin : Rhodo



















Trois mots dits & rabachés… pour une nouvelle trinité.


Les mots ont un sens, paraît-il. Mais bien souvent, ils ne donnent que le sens désiré par le pouvoir. Sous le règne de l’économie politique, vous aurez compris où il se trouve. Parfois, il en vient même à proférer des oxymores tels que « guerre propre », « développement durable » ou bien le contraire de ce qu’il produit comme par exemple un « plan de sauvegarde de l’emploi » pour des licenciements. Si le pouvoir à travers trois mots est capable de faire consentir tout et son contraire à une population, alors nous ne devons pas nous trouver très loin d’un état religieux voire d’y être jusqu’au cou. Il me semble que ces trois mots omniprésents sont Croissance, Travail et Sécurité.

Illustration Canarde Sauvage

La croissance est dressée devant nous telle une idole que nous devons adorer et respecter afin que tout un chacun.e accède à la satisfaction de ses besoins. Pour ce faire, il faut bien sûr travailler. Le travail dont l’homme a cherché à s’exonérer de tout temps (esclavagisme, servage, salariat), a toujours eu une connotation négative. Mais depuis la révolution industrielle, les exploité.es qui le combattaient car ils étaient dépossédés de leurs moyens de subsistance, en sont venus eux-mêmes à le considérer comme un moyen de faire tomber le capitalisme. Les peineux ont ainsi offert au pouvoir un graal qui a servi dans un des pires moments de notre humanité en l’inscrivant sur les frontons des camps de la mort ou dans un autre fameux triptyque cher au Maréchal. Ce dernier détournant d’ailleurs lors de cette période la journée du 1er mai en l’appelant « fête du travail » alors qu’il s’agit de la journée de revendication des travailleurs contre leur exploitation par les propriétaires des moyens de production. Mais revenons-en au travail. Il doit s’exercer. Les conditions, bonnes ou mauvaises, les modalités, entrepreneuriat ou salariat, sont superfétatoires. Elles doivent évoluer pour atteindre un but inatteignable car infini. Cette évolution est celle des formes juridiques des entreprises quant aux salarié.es ; elle ne semble pas bonne de nos jours et le syndicalisme réformiste n’est plus efficient. Chaque année il faut renouveler l’exploit du dépassement de soi mais surtout des autres, la compétition quoi. Quant aux finalités, eh bien « on » s’en fout, il faut faire plus. On : les croyant.es dans leurs différentes églises politiques, économiques voire syndicales (pourvu qu’ils rouvrent les yeux) issues de différents schismes. Tous renforcent de fait la notion de propriété privée en faisant de plus en plus d’adeptes. Aussi le pouvoir parle plus facilement de « sécurité » que de propriété privée afin de ne pas donner à réfléchir sur ce droit fondamental de notre chère Constitution. En effet, on ne devrait pas appeler droit de propriété ce qui n’est qu’un droit d’usage ou d’habiter c’est-à-dire non destiné à l’exploitation. Ce droit n’est entériné par la Constitution que pour justifier la propriété des moyens de production par les bourgeois.es. Mais toutes ces différences ne le sont qu’en leurs modalités appelées libéralisme ou socialisme.


Finalement ces trois mots regroupent beaucoup plus de personnes que la plupart d’entre elles ne l’imaginent.


Pour ma part, j’emploie volontiers la trinité : Production, afin de reconsidérer leur propriété car il faudra bien un jour s’y atteler, Coopération, qui offre les conditions de réalisation de cette production choisie et Liberté qui ne sera plus seulement inscrite sur des frontons mais réalisée par la possibilité de s’exprimer et d’aller et venir sans être inquiétée.


Jasper Free



















Des syndicats CGT portent la loi travail devant le Conseil constitutionnel

Une coordination de structures locales CGT a déposé des recours contre deux dispositions de la loi El Khomri et annonce une action judiciaire contre les ordonnances du gouvernement d'Emmanuel Macron.


La « bataille judiciaire » contre la loi travail continue. Jeudi 7 septembre, une trentaine de syndicats CGT ont déposé deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) contre les articles 21 et 22 de la loi du 18 août 2016. À l'initiative de l'action, on retrouve la CGT-Goodyear, la CGT Energie Paris la CGT Hôtels de prestige et économiques, Info’Com CGT, le syndicat CGT du CHRU de Lille... Les mêmes qui avaient appelé en janvier 2017 à multiplier les actions judiciaires pour « faire échec » à la mise en œuvre de la loi travail et avaient saisi le Conseil d'État pour faire annuler l'article qui autorise les référendums d'entreprise.

Atteinte au droit de participation

C'est justement cet article de la loi El Khomri qui est visé par une des QPC. Celui-ci permet aux syndicats minoritaires de faire passer un accord refusé par les syndicats majoritaires en le soumettant directement aux employés. « Cet article porte atteinte au droit de participation garantie dans le préambule de 1946 », dénonce leur défenseur, Me Fiodor Rilov. L'article 8 de ce texte prévoit que « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination, collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion de l'entreprise ». « Derrière ce principe de représentation, il y a un enjeu démocratique », analyse l'avocat.

« Comment les salariés peuvent-ils négocier librement alors qu'ils sont en situation de subordination vis-à-vis de leur employeur ? Selon ce texte, ce sont les organisations représentatives qui leur permettent de s'extraire de cette situation le temps des négociations. »

Les référendums d'entreprise visés

La deuxième QPC porte sur les « accords offensifs », qui porteraient atteinte à la liberté contractuelle. Ces accords collectifs, votés par les syndicats ou par référendum, permettent à l'employeur de modifier le contrat de travail (baisse de la rémunération, hausse du temps de travail, mobilité). « Ironie du texte, souligne Me Rilov, le salarié est en droit de refuser ces changements, mais ce refus est considéré comme un motif de licenciement. »

La lutte juridique, complément de la lutte sociale

Devant la presse, l'ancien avocat des Conti et des Goodyear prévient que ces deux articles paraissent « presque anecdotiques » face aux ordonnances Macron, nouveau dispositif de dérégulation du travail. Il prépare également un recours devant le Conseil d'État pour « excès de pouvoir » à l'encontre des ordonnances réformant le droit du travail. L'objectif est clair : le retrait de la loi travail et des ordonnances. « Avec ces textes, il sera plus facile de licencier collectivement en France qu'en Angleterre », s'alarme-t-il.

« Nous ne dissocions pas la lutte sociale de la lutte juridique, souligne Mickaël Wamen, de la CGT Goodyear. Il nous faut utiliser les mêmes outils que ceux qui nous tapent sur la gueule. » Mais, lui et les syndicalistes présents rappellent que « la première bataille à mener, c'est celle de la rue », évoquant la mobilisation du 12 septembre.

par Malika Butzbach, le 8 septembre 2017


















Des contrats vraiment pas aidés

Macron a raison, les CUI‐CAE, c’est bidon. Mais ce qui vient est bien pire. À commencer par la brutalité du méga‐plan social que suppose la suppression de dizaines de milliers de ces emplois « aidés ». « Si on était correctement subventionnées, on n’aurait pas eu besoin d’avoir recours à ces contrats de merde ! », s’emporte Sophie, responsable associative. Petite balade marseillaise dans un paysage dévasté par un ouragan pas tropical.



« Nous avons deux adultes­relais par centre, qui sont en général des mamans en difficulté, bien insérées dans le quartier », explique Rosy, directrice du Centre de culture ouvrière (CCO) Velten. Entre ce dernier et la place Louise‑­Michel, on traverse une béance genre trou d’obus : l’Agence nationale de rénovation urbaine remodèle la voisine Cité de la musique. Un fauteuil rouge de guetteur trône devant un tag : « Paris on t’incule. Neymar FDP ».

Les CCO, c’est une fédération d’éducation populaire gérant une dizaine de centres sociaux à Marseille. « Notre secteur ne produit pas de richesse matérielle, il ne pourra jamais, par nature, être autosuffisant. » Hier, des dealers se sont fait prendre. Il paraît que deux flics s’étaient déguisés en ouvriers pour les coincer. « Je garde des bonnes relations avec ces jeunes, la plupart ont fréquenté le centre avant de se lancer dans le trafic, soupire Rosy. Qu’est‑­ce que tu veux qu’ils fassent ? »

« Jongler encore plus »

CQFD

On a fermé les yeux sur les dérives du traitement social du chômage. « À la CAF, il y avait quatre ou cinq jeunes en CUI‑­CAE pour faire tampon entre les usagers excédés et les guichets débordés. Pour les Temps d’activités périscolaire, on a fait appel à pas mal de CAE, mais là, ce ne sera plus que de la garderie. » Avec des animateurs intérimaires, auto‑­entrepreneurs ou en service civique ? « Pour le personnel de service aussi, les renouvellements sont bloqués depuis juin. Seule l’animatrice jardin a basculé d’un CAE à un CDI : elle est paysagiste, pas besoin de formation. » Car un contrat aidé, supposé faire marche‑­pied vers un emploi consolidé, doit être accompagné d’un projet de formation. « On va devoir jongler encore plus. On faisait du soutien scolaire, mais on ne pourra plus. Il faudrait quantifier les pertes en services. On n’aura plus le temps de parler aux gosses, de tisser des liens avec les parents. Ça va se casser la gueule. Ce qu’ils économisent là, ils le claqueront dans la construction de nouvelles prisons. »

CQFD

De l’autre côté de La Canebière, Destination familles fait office de centre social dans un quartier Noailles qui en est dépourvu. Logements dégradés, familles primo‑arrivantes, gamins à la dérive et un projet municipal de rénovation urbaine hostile à la population actuelle. Lamia, jeune coordinatrice, est en contrat d’avenir. Jusqu’à quand ? « J’ai eu la préfète au téléphone, elle a voulu me rassurer en promettant que les contrats ayant trait à la politique de la ville, aux handicapés et aux seniors seraient renouvelés jusqu’à la fin de l’année. Et dans trois mois, on fait quoi ? » Ici aussi, on jongle et on fait du lien social avec des bouts de ficelle et beaucoup de qualités humaines. L’initiation à l’informatique a dû être supprimée en attendant un bénévole, comme pour le soutien scolaire.

Syndrome de Stockholm

Depuis une trentaine d’années, l’État a opéré une vaste délégation de service public transférée vers le secteur associatif, tout en rognant à chaque budget sur leur financement. Pour compenser la baisse tendancielle des subventions, on a procédé à une subvention en douce à travers ces emplois sous perfusion. À la manif du 21 septembre, on croise Joris et Antoine, qui soutiennent une banderole du syndicat d’employés associatifs Asso‑­Solidaires. « On veut des CUI‑­CAE de merde payés des miettes ! », assène rageusement le slogan. Leur syndicat existe depuis dix ans, avec les hauts et les bas inhérents à l’instabilité professionnelle de ses adhérents. Joris parle de syndrome de Stockholm : « Nos “ patrons ” sont souvent des administrateurs bénévoles, impliqués dans des projets socialement utiles. Ça n’empêche qu’on fait des tas d’heures sup’ pas payées et qu’on tire le diable par la queue. »

Il y aurait 62 500 emplois associatifs dans les Bouches‑­du‑­Rhône. Et, selon la Dares [1], 60 % des emplois associatifs sont « aidés ». « En parlant avec les copains italiens ou allemands, confie Joris, tu découvres que la France est le dernier îlot où l’État achetait la paix sociale avec ce genre de dispositif. En Allemagne et en Angleterre, c’est fini depuis longtemps. Dans les pays du Sud, ils ne l’auront jamais connu et des générations de jeunes végètent chez leurs parents jusqu’à trente ans et plus. »

Le glissement des subventions de fonctionnement vers les subventions de projet a eu un effet pervers. Monteur de projets est devenu un métier en soi. « Il y a même des masters spécialisés. L’activité passe presque au second plan, il s’agit d’être dans les clous de la dernière directive ministérielle pour faire tourner la boutique, peste Joris. Il faut nommer la misère du secteur associatif, qui a créé les conditions de sa dépendance en acceptant cette dynamique. » Cathy, ex‑­RSAste à la retraite et bénévole dans un théâtre associatif, abonde : « C’est marrant, on parle toujours de solidarité et de lien social pour notre public, mais chaque lieu fait sa petite cuisine dans son coin. Pourtant, si cette ville n’a pas encore explosé, c’est grâce aux assos ! »

Associations étranglées

Élisa, formatrice Bafa dans les quartiers Nord, a perdu la moitié de ses élèves, qui étaient en formation d’accompagnement CAE : « Pas grave, ironise‑­t‑­elle, ils se reconvertiront dans le trafic de shit ! Toutes ces assos qui tiennent souvent leur quartier à bout de bras sont étranglées. » Le centre de loisirs de la cité Air‑­Bel est menacé de fermeture, alors qu’un fait‑­divers vient de défrayer la chronique locale : un jeune, le visage en sang après s’être fait cogner à coups de crosse par des dealers, s’est réfugié dans la cour de récréation de l’école maternelle…

« Les assos vont être poussées à recourir au paiement au black, aux notes de frais, en contradiction avec le discours sur la transparence. » Avec les inévitables retours de bâton : « Un gars qui bossait en bénévole dans la même association où il avait été salarié va être obligé de rembourser 12 000 € d’indemnités chômage, indûment perçues selon Pôle emploi », raconte Antoine, futur ex‑­CAE. Élisa : « Des animateurs de colonies de vacances sont embauchés en “ CDI de chantier ”, à moins de 30 € par jour. Le centre social de l’Estaque, ouvert récemment après des années de mobilisation du quartier, a perdu son statut “ politique de la ville ” sous prétexte qu’il y a des bobos qui s’installent et que ça atténue l’urgence sociale. On leur supprime trois CAE. »

« Brutalité jamais vue ! »

Lors d’une réunion des associatifs du centre‑­ville au Théâtre de l’œuvre, la grosse dizaine de structures présentes énumère les emplois soudain à découvert qui fragilisent l’activité et empêchent de se projeter dans l’avenir. « Ça tient encore, on bricole, on s’écartèle, constate Hervé, de Destination familles. Mais la qualité de notre boulot va s’en ressentir. » De passage, Benoît Payan, conseiller départemental PS, parle d’un plan social de 5 à 7 000 CAE supprimés d’un coup. « Une brutalité jamais vue ! » Les socialos, dont le traitement social du chômage a ouvert la porte aux dérégulations actuelles, ne sont jamais aussi sympas que quand on les renvoie dans l’opposition. Antoine n’aura pas son contrat renouvelé : « J’ai reçu une lettre de AG2R‑­La Mondiale. Ils me disent que “ dans le cadre de l’engagement social de [leurs] institutions de retraite complémentaire ”, ils me proposent un suivi dans ma recherche de travail. Ce serait gratuit (pour l’instant…), effectué bénévolement par de jeunes retraités ! Savoureux, non ? » Le privé met un pied dans la porte de la gestion des chômeurs…

Permanente à Asud, lieu d’auto­support pour usagers de drogue, Sylvie est « une ex-emploi jeune » : « Nous avons perdu deux postes cet été : un médiateur santé et un animateur de réduction des risques. Socialement stigmatisés, puisque eux-­mêmes usagers, ils l’ont mal vécu. On les a repris en CDD, mais avec leur salaire amputé, faute de trésorerie. On sera dans le rouge avant la fin de l’année. » Les CUI‑­CAE n’étaient donc pas un raccourci vers le plein emploi, mais la voie rapide vers une radicalisation de la précarité. Pour que les gens acceptent des boulots de merde, il faut rendre inhospitalières ce genre de « niches ». La ministre du Travail Pénicaud se veut rassurante : on va activer le service civique. Hollande voulait déjà que la moitié d’une tranche d’âge fasse l’apprentissage de la vie active dans cette antichambre de la galère. Non salariés, les jeunes de moins de 26 ans reçoivent une indemnité de l’État à peine supérieure au RSA, assortie d’un petit bonus de 100 et quelques euros payables par l’employeur. Sans ouverture de droits au chômage, ni points retraite… « Notre syndicat réclame l’abrogation du service civique, se cabre Joris. Ainsi que le transfert des CUI‑­CAE vers le droit commun, des moyens pour la formation et le retour à des subventions de fonctionnement, pour pouvoir salarier de manière non précaire et se concentrer sur l’activité. » Claire, en CAE menacé et syndiquée CGT‑­Précaires : « Il faudrait trouver un outil juridique et monter des coopératives de travailleurs du secteur associatif, pour ne pas tomber dans l’auto‑­entreprenariat, qui nous isole et masque le caractère non marchand de nos activités. » Aide-­toi, car l’État ne t’aidera plus.



Trente ans de traitement social du chômage

Une étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) de mars 2017 a tenté de faire le point sur les contrats aidés. En lisant entre les lignes, on y apprend plusieurs choses. La création des Travaux d’utilité collective (TUC) en 1984 accompagne le renoncement du socialisme désormais au pouvoir à changer quoi que ce soit d’essentiel dans le fonctionnement du capitalisme. Il s’agit surtout d’occuper les jeunes de 16 à 25 ans en leur confiant des activités dans le secteur public et le monde associatif. C’est le début du tristement célèbre traitement social du chômage.

Aujourd’hui, les embauches en service civique s’en rapprochent : travail à mi‑­temps, rémunération en dessous du SMIC et zéro droits ouverts au chômage. Autre classe potentiellement dangereuse, les pauvres sont intégrés dans le dispositif via les contrats emploi solidarité en 1990. Si les politiques se plaignent régulièrement de leur inefficacité, ils ont bien compris leur utilité pour faire baisser les chiffres du chômage en période électorale. Même Sarkozy abusera de cette grosse ficelle en 2012. En pure perte.

La question de l’efficacité des contrats aidés, justement, est au cœur de l’étude de la Dares. Si les contrats uniques d’insertion (CUI) ‑­ contrats initiative emploi (CAE), fusionnant l’ensemble de l’offre existante à partir de 2010, représentent un effet d’aubaine pour les entreprises du secteur marchand (elles auraient embauchées même sans les aides publiques), leurs homologues du secteur non marchand aboutissent davantage à une véritable création d’emplois. Certes, ceux-ci sont beaucoup plus précaires : une fois la subvention dépensée, la personne repart à Pôle emploi, avec des droits à indemnisation quand même. Mais ils permettent à une myriade d’associations de survivre, et donc de continuer à en proposer à de nouveaux candidats en délicatesse avec l’insertion économique classique. Atout supplémentaire, ils ont permis à de nombreux services publics de continuer à accueillir les usagers dans des conditions à peu près décentes. Que restera-­t-­il après leur suppression définitive programmée pour l’année prochaine ? Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, un cadeau fiscal à Gattaz et à ses acolytes de 30 milliards d’euros pour à tout casser, 50 000 à 100 000 emplois créés ou sauvegardés. Rendez l’argent !



Élise, prof auto­entrepreneuse

Les contrats aidés disparus, il restera toujours les joies de l’auto-­entrepreneuriat. Élise connaît bien : « Enceinte, j’ai passé six mois de congé de maternité sans solde et le RSI m’a royalement gratifié de 100 € par mois... Heureusement, mon compagnon est infirmier et mes parents ont pu m’aider, parce qu’ils sont de ceux qui ont encore une bonne retraite. » Le plus beau, c’est la relation avec le directeur de l’établissement de formation privé dans lequel bosse Élise : « Il n’est pas mon patron, puisque je ne suis pas salariée. Du coup, on se tutoie, on parle soi‑­disant sur un pied d’égalité. Presque tous mes collègues sont auto‑­entrepreneurs et négocient chacun de leur côté leurs émoluments. Pas un n’est payé pareil ! Cela varie selon la relation que tu as avec le dirlo et selon ta capacité à savoir te vendre. » La jeune femme ne décolère pas. De retour au boulot, on lui a octroyé moitié moins d’heures de cours. « Avec ça, le droit de grève est devenu une chimère ! C’est vraiment triste, j’en viens à me demander si j’ai bien fait de mettre un enfant au monde. Pour qu’il vive ça ? » Pendant ce temps, le gouvernement annonce qu’il va détaxer les très hauts revenus des cadres de la finance pour attirer les banques fuyant Londres après le Brexit…



CQFD aussi...

Pour le coup, c’est encore plus fort que du journalisme gonzo. C’est du vécu. Du vécu tout cru et tout nu. Ce journal est dans le dur, plus que jamais. La seule forme de subvention que nous avions consentie à recevoir de notre si paternel ennemi, ce sont des contrats tout riquiqui pour la survie. Aujourd’hui évanouis.

Parmi les rédacteurs de ces pages, il y a un CAE catégorie Senior non renouvelé au 1er octobre, un formateur au concours d’accès à la fonction publique pour les bénéficiaires du RSA dont la structure vient de se faire sucrer le financement par le conseil départemental des Bouches‑­du‑­Rhône, un pigiste de la presse quotidienne régionale en mal de pépettes, une graphiste royalement indemnisée à hauteur de 400 € après quatre ans de CDD dans l’Éduc’ nat’, un chargé de diffusion condamné à être le VRP du mois – chaque mois –­ pour améliorer quelque peu son ordinaire de minima sociaux et un secrétaire de rédac’ au pied léger qui a vu filer la promesse d’un succulent contrat aidé dans les limbes d’un purgatoire d’économies de bouts de chandelle… De cette liste à la Prévert, il ressort un exemple parmi d’autres de la montée de la précarité en France, surtout pour celles et ceux qui tentent de penser et vivre un avenir différent. Pendant ce temps, Le Figaro de Dassault, cinquième fortune de France, reçoit des millions d’euros de subventions étatiques, au titre des aides à la presse, pour continuer à tirer à boulets rouges sur les assistés qui creusent la dette publique...

Notes

[1] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.


par Bruno Le Dantec, Iffik Le Guen
illustré par Baptiste Alchourroun

paru dans CQFD n°158 (octobre 2017), rubrique Actualités


















Manifestation du 12 septembre à Clermont-ferrand

À l'initiative de la CGT, la manifestation contre la loi travail a trouvé un bel écho à Clermont-Ferrand. Plus de 4000 personnes se sont réunies place du 1er mai à partir de 10 heures et sont arrivées aux alentours de midi devant la préfecture. Plusieurs représentants syndicaux ont pris la parole, dont la CGT, FO, Sud-Solidaires, ou encore l'UNEF.


En plus de la loi travail, les personnalités locales ont dénoncé notamment la politique d'accueil des migrants, ou encore les discriminations dans les entreprises envers les femmes.

D'ailleurs, l'association Osons le Féminisme était présente, aux côtés d'autres structures et de différents partis politiques.

mediacoop

De nombreuses entreprises de la région étaient représentées telles que Volvic, Michelin, Les Galeries Lafayette, mais aussi l'hôpital Clémentel ou encore EDF, la SNCF, les Finances Publiques. De nombreux soignants ont défilé auprès des personnels d'entreprises privées ou de structures publiques.

Des militants pro-palestinien ont distribué des tracts pour la libération de Salah Hamouri, ce jeune homme emprisonné en Israël, sans aucune raison et dans le mépris total des médias et élus français.

Voici un diaporama retraçant cette journée:



















La loi travail selon J-M Haribey et Loic Abrassart, inspecteur du travail.

Conférence de l'Université d'été européenne des Mouvements Sociaux 2017, à Toulouse, filmée et diffusée en direct par TV Bruits.
Loic Abrasart, insecteur du travail, syndiqué chez SUD, et J.-M Haribey d'ATTAC discutent de la Loi Travail.


"Le droit du travail a été forgé historiquement pour faire pièce au droit de propriété et il a fallut tout le 19eme siècle puis les luttes du 20eme s. pour imposer progressivement l’idée qu’il fallait en face un droit du travail. [...] Le droit du travail était là pour protéger le salarié, aujourd’hui les réformes sont là pour protéger l’entreprise et sécuriser les profits."





















« Je ne voulais pas voir que ma souffrance venait du travail »


Plusieurs années d’enseignement et de recherche dans une université l’ont exténué au point d’être victime du syndrome d’épuisement professionnel, ou burn out. Après plusieurs arrêts de travail, ce jeune chercheur se retrouve désormais au « placard » et attend son chômage pour se reconstruire doucement. Il nous livre son témoignage.



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Aujourd’hui j’ai un doctorat, mais à quel prix j’y suis arrivé ? C’est dur de ruminer, de repenser à tout ce qui m’est arrivé. Il faut que je me reconnecte, que je renoue avec ce qui m’intéressait avant. J’ai beaucoup cogité sur ce qui m’a amené à avoir ce que l’on appelle un burn out. Je viens d’un milieu très pauvre, et pour y échapper, j’ai voulu persévérer dans les études. Quand on s’inscrit en thèse, on n’a pas droit aux bourses sur critères sociaux ni au RSA. J’ai dû faire la première année juste avec les petites économies des bourses précédentes. J’étais un peu au must de la société, mais sans thunes, avec un appart pourri, pas d’Internet ni de téléphone. Je faisais de la récup, j’allais au Secours Populaire. Au début, tu trouves ça cool, mais ça devient dur. J’ai dû frapper aux portes pour trouver un financement. à la fin de la première année, j’ai appris pendant les cueillettes que j’avais obtenu une bourse de 6.000 €. La deuxième année, à force de persévérance et de faire le lèche-bottes, j’ai pu obtenir un maximum d’heures de cours. J’étais agent temporaire de vacation. Ça porte bien son nom, tu es agent, temporaire, et tu fais de la vacation. Il n’y avait pas d’emploi du temps fixe et le salaire n’était pas mensualisé. J’ai eu ma première paie en février, tu peux travailler six mois sans rien avoir et toucher 2.000 € d'un coup. J’ai aussi fait du travail que je n’avais pas le droit de faire, comme donner des cours magistraux. Il y avait également des petits contrats pour des conférences. Je commençais à bosser la nuit, je pouvais finir les cours vers 19 h, déjà le repas du soir n’était pas évident. Il fallait rebosser après, sur les articles, les cours ou les copies. Tu ne sais pas quand tu finis, et le lendemain, il fallait retourner en cours à 8 h.


Pour rester dans le monde universitaire, il faut être compétent, on est constamment évalués. Mais la plupart des publications que l’on faisait n’avaient pas d’intérêt pour la communauté scientifique, c’était des compilations de textes qui traînaient dans des bureaux. Pour faire ces dizaines de trucs qui ne servent à rien, tu oublies tes week-ends. Ce n’est pas comme dans une entreprise où tu fais tes heures et tu arrêtes. On n’a pas d’horaires, mais des objectifs qu’il faut tenir. Tu peux faire dix ou quinze heures par jour c’est pareil. J’étais le poulain du directeur de recherche, il savait qu’il pouvait compter sur moi. Il nous faisait bosser pour sa propre stratégie, on participait à des causeries, à des publications, des colloques. C’est vachement stressant, c’est des mois de recherches pour 20 minutes d’oral et 50.000 signes hyper normés.


Presque plus de repos

Un an après, j’étais agent temporaire d’enseignement et de recherche, ATER, un contrat d’un an renouvelable une fois. Je touchais 1.650 € par mois avec des primes de temps en temps. Je ne passais pas un tiers de mon temps d’enseignement dans mon domaine. Je donnais des cours de compta, de gestion, des matières qui ne rentrent pas dans mon champ de compétences. Je pouvais passer douze heures pour préparer un cours de deux heures, je galérais terriblement, je n’avais presque plus de repos. Pendant les premiers mois, mon chef a passé son temps à m’humilier pour une virgule mal placée ou une faute de conjugaison. Je me faisais dézinguer en public, dans une espèce d’open space où il y avait tous mes collègues. Il y avait énormément d’exigence pour des textes qui n’étaient pas diffusés, pour des choses qui ne m’intéressaient pas toujours ou auxquelles je n’adhérais pas. J’étais parmi les meilleurs, mais rien n’était assez bien, il avait toujours un truc à me redire. Je crois que toutes ces humiliations avaient une fonction, nous désapprendre à dire non. Les deux premières années, j’étais syndiqué, plutôt de sensibilité anarchiste. Je n’étais pas dans une optique de dire oui-oui, mais c’est ce qui est arrivé. Je me suis rendu vite compte qu’il était impossible de faire valoir ses droits. Je me retrouvais aussi à faire toute la logistique des colloques, mettre la table, passer les micros…

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Au laboratoire, quelqu’un avait été recruté comme maître de conférences, mais malgré un statut assuré, il est parti, il n’a pas supporté. Son nom est devenu tabou, on ne devait plus en parler. J’étais dans le groupe, et moi aussi j’ai fini par l’oublier. On était un peu déshumanisés, tu te coupes de plein de gens, tu n’a même plus de jours fériés. Une fille qui s’était inscrite en doctorat un an après moi a fait un burn-out à la suite de sa soutenance. Elle est restée au lit pendant un mois et a dit qu’elle ne pourrait plus assurer son travail ; c’était maintenant à moi de faire le sien en plus du mien. J’avais des semaines de 80 h, c’est la première fois que je comptais. Mon directeur de recherche s’est servi d’elle comme exemple. Son nom aussi était devenu tabou, il l’avait grillée. C’était la grande menace, te couper de ton supérieur qui peut t’aider à évoluer. J’étais choqué, mais il fallait que j’assume ses responsabilités pour ne pas être grillé moi-même. Je me rappelle d’une phrase qu’il a dite, l’université, c’est comme un chenil avec un os au milieu. Tu vois l’ambiance ? Il y avait toute cette pression, les places sont chères. Mais je ne suis pas un chien. Je préparais aussi la notation de notre laboratoire, je mettais aux normes les textes des membres. Je me retrouvais dans une situation ambivalente, à corriger les textes de certains supérieurs. J’étais vu un peu comme un fayot, mon directeur pouvait m’appeler même les dimanches, matin ou soir.


Climat de méfiance

Même si je faisais tout ça au détriment de mon travail personnel, j’ai eu ma thèse au bout de quatre ans, avec les félicitations unanimes du jury. Au bout d’un an, mon poste d’ATER a été remis en question. Mon chef disait de me méfier de telle ou telle personne, membre du même service, il me disait de ne pas trop leur parler. Il me disait que j’étais indispensable, mais que certains étaient contre moi. Le jour où j’ai été renouvelé, c’était étrange, je n’ai pas pu exprimer ma joie, faire de pot, il ne fallait pas s’enflammer. Je voulais remercier le chef pour sa confiance, mais j’apprends des choses bizarres. Mon travail de recherche ou administratif était parfait, mais un collègue avait dit au directeur de l’université que j’avais des points faibles dans l’enseignement, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds dans un de mes cours. Maintenant je me méfiais vraiment de lui. Pendant l’été, j’étais encore à flux tendu, on a déménagé avec ma copine dans un meilleur appart. Je commençais à m’écrouler en larmes pendant les soirées d’août. J’étais dans un comportement addictif avec l’alcool et le cannabis, ça me permettait de tenir et de ne pas prendre conscience de ce qui m’arrivait. Je n’arrivais pas à bosser si j’étais net. Ce n’était pas récréatif, c’était du dopage. Il m’est arrivé de prendre des grosses cuites sales, j’insultais des gens que j’aimais bien. J’ai appris après que ça s’appelle la décompensation... Je me posais des questions, mais j’étais dans le déni, je ne voulais pas voir que ma souffrance venait du travail. C’était déjà des symptômes du burn-out, mais je ne le savais pas. Je me demandais si j’avais des problèmes psychologiques, peut-être parce que je ne connaissais pas mon père…


« Tu bosses pour casser les étudiants »

J’avais des doutes sur le fait de savoir si je pourrais continuer l’année suivante, mais j’ai tenu tant que je pouvais me tenir debout. J’avais une sale tête, je paraissais un peu fatigué, mais, au travail, personne ne semblait s’en rendre compte. à la rentrée, j’ai repris mon poste d’enseignant. Ils avaient fait des modifications, j’étais maintenant en charge de 600 étudiants, alors que j’en avais 300-400 avant. Les TD (travaux dirigés) ne duraient plus qu’une heure, au lieu de deux. Je pouvais enchaîner six groupes dans la journée, à répéter la même chose. Comme il y avait trop de monde en première année, l’objectif était d’avoir 75 % d’échec. C’est bizarre de te dire que tu bosses pour casser les étudiants. L’année suivante le programme avait changé et j’ai dû recommencer à préparer mes cours. J’avais aussi les deuxièmes années, que j’ai dû rassurer sur leurs résultats, j’ai pu constater qu’ils avaient fait des progrès. Mais le prof avec qui j’étais en relation pour l’enseignement a baissé les notes que j’avais données, j’étais dégoûté.


Pendant les vacances de décembre, je n’ai pas eu de travail, je n’avais plus l’habitude. J’ai pu me poser un peu, m’occuper un peu de chez nous. Je me suis rendu compte que je n’avais pas encore déballé mes cartons depuis l’été. Je commençais à avoir de l’eczéma et des croûtes sur les jambes, sur le menton. C’est comme ça et avec des cernes que je suis retourné à la fac. J’étais incapable de récupérer mon énergie, même avec des siestes et des grosses nuits. Je suis allé voir le médecin début janvier, il m’a prescrit des pommades et une analyse de sang. Quelques jours après, quand le réveil a sonné, comme tous les jours à 6 h, je me suis levé, mais je titubais. J’ai fini par m’écrouler sur le canapé et j’ai prévenu la fac que j’étais malade. Le même jour, le médecin m’a appelé pour me dire que les résultats des analyses de sang n’étaient pas bons. Je lui ai dit que j’étais allongé et il m’a conseillé d’appeler tout de suite SOS médecin. J’avais des carences en magnésium et en calcium. J’ai aussi compris le sens de l’expression « avoir les boules ». Je les sentais pousser dans la gorge. Mon corps subissait un affaiblissement généralisé. J’ai eu un arrêt maladie pendant une semaine pendant laquelle je n’ai pas pu bouger.


Cauchemars et pensées barbares

Après j’étais debout, mais je n’en pouvais plus. J’ai eu un rendez-vous dans l’open space avec mon directeur, là où je m’étais déjà fait humilier. J’ai demandé à aller dehors, pour lui dire que je n’allais pas bien. Il a eu une introduction bienveillante, puis m’a parlé pendant 20 minutes de ce que je devais faire. Je disais oui, mais j’avais envie de hurler et de lui dire merde. J’étais au bord des larmes, mais je n’arrivais plus à dire non. Je lui ai quand même dit qu’il faudrait lâcher un peu la pression, que j’étais épuisé. Il m’a conseillé de me soigner, avec quelques tisanes et un verre de rouge de temps en temps. En sortant, j’étais satisfait, je croyais qu’il m’avait entendu. Mais deux jours après, il m’envoyait déjà un autre texte à corriger, quelque chose d’autres trois jours après, plus quelques autres petits trucs. Je tirais sur la corde. Ça a duré une vingtaine de jours. J’étais extrêmement angoissé, je m’écroulais souvent en larmes. Je pouvais penser à la même chose toute la journée, je n’arrivais plus à dormir, je faisais des cauchemars. Je rêvais que je me battais avec mon directeur. Des pensées barbares me traversaient l’esprit, comme l'envie de le tuer, ou de tuer sa mère pour le faire souffrir… J’avais besoin de m’exprimer, mais je ne pouvais pas dire tout le temps à ma copine ou à mes amis que ça n’allait pas au travail. Je perdais la mémoire, je ne me rappelais plus ce que j’avais fait la veille. Je n’avais plus d’appétit, plus de libido, ça n’était plus possible de continuer.


J'aurais pu y passer

J’ai commencé à me renseigner sur le burn-out, à regarder des documentaires, des livres, j’ai fait des tests pour savoir où j’en étais. J’ai vu que beaucoup de personnes ont vécu ce que je vis et que j’aurais pu y passer. J’ai recontacté la fille qui avait craqué après sa thèse, elle disait qu’elle a trouvé une place ailleurs, où elle était respectée. Quelqu’un du laboratoire, qui était dépressif, m’a conseillé de lutter, de dire que ce traitement n’était pas admissible, que ce n’était pas un problème psychologique. Mais je m’en foutais, je voulais d’abord sauver ma peau. Je ne voulais pas me faire virer et me retrouver sans rien, la précarité est un excellent levier de soumission. J’étais encore surchargé, j’ai eu un nouvel arrêt de trois semaines mi-février. Mon chef me donnait quand même du travail, ça devenait du harcèlement, mais j'étais toujours incapable de dire non, j'étais encore dans le déni. Ça n'allait toujours pas mieux et mon arrêt a été prolongé. Il me harcelait encore par téléphone, mais je ne répondais plus, j’attendaiss qu’il me laisse des messages « très urgents » pour le rappeler.. Je devais organiser des séminaires, publier des colloques, mais je ne pouvais plus. Sur les trente chercheurs de mon équipe, un seul m’a envoyé un message pour me dire qu’il avait hâte de me revoir bientôt en pleine forme.


Le chef m’appelait encore, notamment une fois, alors que j'étais dans la salle d’attente du médecin. J'ai fini par lui demander ce qu’il se passait. « Je suis en arrêt de travail, mais je dois encore travailler ? » Ce fut son dernier appel. Puis c’est la médecine du travail qui m’a informé par téléphone que j’avais atteint le nombre maximum de jours où je pouvais être payé à plein temps, soit une vingtaine, et que je n’avais plus le droit qu’à vingt autres jours à demi traitement. Après quatre ans de travail à la fac, je n’ai officiellement qu’un an et demi d’ancienneté, je ne peux donc pas prétendre à tous mes droits. Je n’avais pas apprécié que ce soit eux qui me le disent, et la médecin du travail m’avait ri au nez quand je lui avais dit que je faisais un burn-out, qui est le motif inscrit sur mon arrêt de travail. Je n’avais pas trop confiance, je n’avais pas envie de parler des dysfonctionnements internes. La médecine du travail m’avait aussi proposé deux rendez-vous avec le psy, comme si c’était inclus dans le kit… Mon médecin traitant m’a prescrit des anxiolytiques, du Xanax. Je suis obligé d’en prendre pour oublier mes angoisses. Ça permet de se dégager de ses obsessions, de renouer avec l’environnement extérieur.

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J’ai repris le travail quatre mois après mon écroulement physique. J’attendais les ordres, comme d’habitude, mais je n’avais ni coup de fil, ni mail. La DRH m’a appelé pour voir si j’avais repris le travail, et c’est la secrétaire qui m’en a donné. Mon absence avait désorganisé les services, ils avaient dû me trouver des remplaçants. Quand je les voyais, mes collègues me disaient limite bonjour, il n’y avait aucune empathie. Le directeur a fini par me fixer un rendez-vous la semaine suivante à 18 h, quand il n’y a personne. Je trouvais ça bizarre mais de toute façon, jamais il ne donnait les raisons de ses convocations, c’était encore plus stressant. Il a recommencé avec une intro bienveillante, et il m'a redonné des tâches avant de me dire tout de même de me ménager. Je voulais aussi passer ma qualification pour devenir maître de conférences, que j’avais déjà loupée une fois.


Mais depuis, c’est le black-out, je n’ai plus de nouvelles. J’ai été harcelé pendant mon arrêt et maintenant que je suis là, je n’ai plus rien. Il m’a grillé aussi, mis au placard. Je sais ce qu’il se passe, le chef est en train de se déculpabiliser, il dit à mes collègues que j’ai des problèmes psychologiques, que je suis instable, dépressif. On me l’a rapporté et il m’avait déjà dit des choses comme ça sur d’autres. Il parle de problèmes individuels pour déresponsabiliser l’organisation du travail. J’ai été là quand il le fallait, j’ai fait fonctionner la machine, je me suis sacrifié, j’ai accepté de travailler dans des conditions lamentables. Se retrouver au placard est très anxiogène, rien n’est vraiment dit, mais on m’a retiré toutes mes responsabilités. Je reste toujours vigilant, je n’ai jamais l’esprit tranquille. Quand je rentrerai, je regarderai mes mails, et je me dirai que ça fera une journée de plus au placard. Il met ma force mentale à l’épreuve, il n’a sans doute pas envie que je lui dise mes quatre vérités devant les autres. Il ne faut pas non plus que je déboule là-bas énervé, sinon j’aurai tout perdu.


La souffrance est normalisée

La souffrance au travail est tellement normalisée que c’est difficile de se rendre compte que ce n’est pas acceptable. Je m’étais aussi attaché à certaines libertés, comme bosser chez moi, organiser mon temps de travail, être en contact avec des jeunes. Il y avait des bons moments, même si c’était dur. Quand tu t’investis pendant plusieurs années dans un travail, c’est difficile de voir l’arrêt comme une solution, alors que s’est sûrement un bon choix. J’avais tout donné, parce que je n’avais pas envie de me retrouver au chômage. Je sais d’où je viens, je n’avais pas envie d’y retourner. Je n’avais rien, et je n’avais pas envie de me faire exploiter dans une usine. Je n’ai pas perçu tous les signes avant-coureurs du burn-out, j’avais juste entendu ce mot, mais je ne savais pas trop ce que c’était. J’avais des boutons, j’étais fatigué, j’en avais marre d’être exploité, je voulais me barrer. Mais je faisais ce que j’avais à faire, il n’était pas question de démissionner. J’avais des responsabilités, un loyer à 600 € alors que ma copine en gagne 700. Je ne suis pas un gosse de riches qui peut tout claquer comme ça, j’étais contraint par la précarité.


Maintenant, j’attends que ça se termine, mon contrat prendra bientôt fin. Je ne peux pas prévoir ce que je vais faire ou prendre des vacances. Je peux rester des journées au lit. Je commence à me reconstruire, je me rachète des habits, ce que je n’avais plus fait pendant des années, je vais chez le coiffeur, au restaurant avec ma copine. Une fois que je serai au chômage, que j’aurai une sécurité, peut-être que je parlerai. Mais je ne me vois pas rebosser tout de suite après. Je n’ai presque pas eu de vacances pendant des années, il faut que je prenne le temps de me reconstruire. Burn-out, le mot parle bien, on se consume de l’intérieur, j’avais des problèmes concrets, de santé, mais les symptômes physiques se calment en supprimant le travail. Ce n’est pas une maladie, c’est le raisonnement logique de l’organisme face à un environnement qui n’est pas adapté à l’humain.

Témoignage anonyme

Dessins : numéro 1 : Geralt/Pixabay - dessins 2 et 3 : Tupinicomics/FlickrRhodo



















Quand le social se met à la « Macron » économie


Réconcilier social et économie : c’est le credo du groupe SOS et de son patron, Jean-Marc Borello, un proche de Macron originaire de Paca et qui pèse de plus en plus lourd dans la Région. Il fait campagne au côté des candidats "En marche" dans les Bouches-du-Rhône...


Un petit poisson qui apprend aux autres à se regrouper pour chasser les gros : c’est une image (1) prisée par le groupe SOS, le « n°1 » de l’Economie sociale et solidaire (ESS), une entité créée en 1984 qui compte 400 structures, et 15 000 salariés... On y voit un poisson frétillant de la queue pour rejoindre ses petits camarades avec pour slogan « Construisons ensemble » : une métaphore visuelle afin d’inciter les associations - en difficulté ou non - à rejoindre un groupe surnommé, de l’aveu d’un de ses salariés (2), « la pieuvre. Parce que SOS est partout et, avec ses tentacules, rafle et avale tout ».

Son patron, Jean-Marc Borello, est une fable (3) : éducateur originaire de Gardanne (13), après un passage à Aix-en-Provence, il découvre la nuit parisienne et, avec Régine, s’attaque aux problèmes d’addiction, pour, petit à petit, se diversifier. Aujourd’hui à la tête d’un groupe « sans actionnaires ni capital » qui pèse 650 millions de chiffre d’affaires, il est l’un des délégués nationaux d’Emmanuel Macron. Et vient de sortir, chez un éditeur, Débats publics, dont PPDA est le directeur de collection et Pierre Gattaz du Medef un des auteurs, son manifeste : « Pour un capitalisme d’intérêt général ». Confidence d’un socialiste marseillais : « C’est avant tout un homme de réseaux. Un temps proche du PS, il est désormais au centre. Et au centre, la gauche, la droite, c’est très fluctuant. »

Monopole associatif

En Paca, SOS compte une trentaine de structures, et pas que dans le social (lire encadré). Et si le groupe se vante d’appliquer à ce secteur les méthodes du privé, l’argent public ne le dérange pas. Commentaire d’un salarié : « On se revendique de l’entrepreneuriat social. Deux mots qui ne vont pas ensemble. Sauf à dire qu’on fait du fric sur la pauvreté. Ou qu’on fonctionne comme dans le privé. En bénéficiant de toute la panoplie des financements publics (collectivités, Etat, Europe...). »

A Marseille, outre l’ouverture d’un Centre d’accueil des demandeurs d’asile, SOS gère désormais l’unité d’hébergement d’urgence (UHU) de la Madrague à Marseille. Sans qu’il y ait eu vraiment mise en concurrence. Interpellé par Jean-Marc Coppola, du PCF, le préfet à l’égalité des chances, Yves Rousset, a répondu : « Le principal motif qui n’a pas permis de retenir la proposition d’Adoma provient de son statut de Société d’économie mixte, qui mettait la Ville dans l’incapacité juridique d’allouer une subvention à ce type de structure sans passer par la procédure des marchés publics. »

Interrogé, Rousset reste droit dans ses bottes : « Si l’on est passé par une procédure de gré à gré, c’est parce qu’on venait de dénoncer la convention avec l’ancien gestionnaire et qu’il nous fallait un remplaçant rapidement. » Et quand on demande si c’est ainsi qu’il défend la diversité associative, le Préfet rétorque : « Sur ce terrain, SOS n’était pas présent. Et puis, ce sont des pros. » L’adjoint au social de Gaudin, Xavier Méry, ne nous répondra même pas. Peut-être parce qu’il devrait y avoir, fin 2017, un appel d’offre pour la gestion d’une structure dont la ville veut se désengager. « Si l’on a été choisi, c’est parce qu’on a une expertise dans ce type de reprise en urgence et parce qu’on connaît le terrain, le public et les problématiques », assure le représentant régional de SOS, Pascal Fraichard. Des « audits » sont en cours et une « redéfinition » de l’UHU à venir.

La représentante en Paca de la Fnars (4), Marjolaine Ducrocq, elle, n’en revient toujours pas : « On suit le dossier depuis des années et c’est la presse qui nous apprend le remplacement d’AMS (Association de Médiation sociale) par SOS. Et alors qu’on nous assurait que tout allait bien, du jour au lendemain, parce qu’il y a urgence, on assiste à un changement de gestionnaire. » Si, comme Coppola ou Marie-Arlette Carlotti, députée PS, elle ne regrettera pas AMS, elle s’interroge sur « l’arrivée de gros acteurs associatifs qui, peu à peu, se retrouvent en situation de monopole ». Et qu’importe si SOS fait partie de la Fnars : « Dans plusieurs régions, on voit les petites associations se mobiliser pour préserver la diversité. Ce qui n’est pas, au sein même de la Fnars, sans tensions. »

Déséquilibre et concurrence

Même tonalité à la Fondation Abbé Pierre : « Au-delà de Borello, si SOS pose question, estime le délégué Paca, Fathi Bouaroua, c’est parce qu’il symbolise ce qui se passe au sein de l’ESS où des acteurs de plus en plus gros appliquent les mêmes logiques que dans le reste de l’économie au niveau mondial avec la constitution de monopoles autour de quelques multinationales. Des logiques de regroupement, de prédation de la part de structures qui ne font plus que répondre à des appels d’offre taillés pour elles. Ce qui exclut les petits. » Et d’ajouter : « Avant, face à une problématique, on trouvait sur le terrain des solutions et l’on allait voir les institutions pour des financements. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Il faut rentrer dans des cases. Ça tue l’innovation. » D’autant que SOS s’investit aussi sur des dispositifs expérimentaux, comme « Tapaj » (5), des chantiers payés à la journée pour ramener des jeunes vers l’emploi.

Fraichard, de SOS, noie le poisson : « Bien sûr, il y a une richesse associative à préserver. Néanmoins, peut-être y-a-t-il un problème de visibilité du travail fait et la volonté des autorités d’avoir moins d’interlocuteurs. Après, chacun fait avec les possibilités qu’il a. C’est le jeu de la concurrence. Avec, c’est vrai, des déséquilibres. Mais on n’est pas là pour tout faire disparaître. » En attendant, les autres associations font le dos rond. Soit, comme nous le dit un ancien de SOS, « se concentrer sur un terrain ultra-spécifique où il n’y a personne d’autre ». Soit, nous explique le salarié d’une structure de réduction des risques, « mutualiser des postes, des actions... Car, face à de tels acteurs et à une réduction du montant comme du nombre d’enveloppes, c’est ça ou se faire absorber ».

Une opération qui semble tout sauf indolore. Cinq ans après avoir fait le choix, « devant la dégradation du contexte économique auquel font face les associations de développement international », de s’adosser au groupe « qui nous semble donner le plus de garanties de pérennité et d’autonomie managériale », avec l’ambition de devenir « la principale association de Solidarité Internationale » de SOS, personne au sein de l’association marseillaise Santé Sud ne souhaite nous expliquer comment s’est passé cette mutation. Mais un document interne semble indiquer que la greffe n’a pas été simple...

Comme l’a souligné Borello, en 2012, dans un entretien où il se félicite de « tutoyer la moitié des patrons du CAC 40 » : « Le secteur [de l’ESS, NDLR] pêche par sa mosaïque de petites structures, qui nuit à sa compétitivité face aux privés. » Une phrase que Fraichard refuse de commenter, comme le rapprochement de son patron de Macron. Soupir d’un éduc’ passé lui aussi par SOS : « Malheureusement, c’est ce qui se fait partout. La seule différence, c’est que SOS assume tout haut ce que tout le monde fait sans oser l’avouer... »

Benoît Hamon, ancien ministre de l’Economie sociale et solidaire, en campagne à Marseille pour son élection à la tête du PS, n’a pas manqué de se faire les crocs sur Macron : « Il nous dit qu’il aime la finance. C’est aussi absurde que de dire qu’on aime les poissons ! Parce que, chez les poissons, y a des sardines. Et des requins ! » Encore qu’à Marseille, une sardine, ça peut vous boucher un port...


Sébastien Boistel
Enquête publiée dans le Ravi n°148, daté février 2017


Notes
1. Inspirée de l’album pour enfants Pilotin de Leo Lionni, l’image a été réutilisée, notamment, par la CNT.
2. La plupart de nos interlocuteurs, passés ou non par SOS, ont demandé l’anonymat. Ambiance...
3. Ni Jean-Marc Borello ni la direction du groupe SOS n’ont souhaité répondre à nos questions.
4. Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion.
5. Travail alternatif payé à la journée.



















A nouveaux travailleurs, nouvelles vacances ?


Ils sont indépendants, auto-entrepreneurs, chômeurs... Pour eux, fini les cinq semaines de congés payés chez l’unique employeur. Et fini les vacances ?


« Désormais mes vacances dépendent de mes commandes et des délais qu’on me donne pour les honorer.» Maryline Bevry, Nantaise de 45 ans, a quitté un emploi salarié il y a 8 ans pour devenir traductrice littéraire. Indépendante rémunérée en droits d’auteur, elle exerce depuis un espace de bureaux partagés. Une autre façon de travailler et donc, de prendre des vacances... Ou pas : « ça fait des années que je n’ai pas pris plus d’une semaine de congés l’été. En fait, j’ai un peu perdu la culture des vacances en même temps que le statut de salariée. Le milieu de la traduction est tendu, ce n’est pas facile d’en vivre et je n’envisage pas de refuser un contrat.»

Les Autres Possibles Dans les locaux de Cojob, à Nantes Camille et Marion, chercheuses d'emplois, hésitent à prendre des vacances d'été... (Loire-Atlantique)

Refuser de travailler

Pour la traductrice, les congés tombent plutôt au grès des «trous» que lui laisse son agenda entre deux commandes. Mais peut-on vraiment parler de vacances? « C’est plutôt du temps sans travail. Donc c’est difficile de déconnecter totalement. Je pars sur de plus petites périodes, moins loin, et j’emporte souvent du travail avec moi...» Souriante, elle tient à nuancer le tableau : « j’aime ce que je fais et je m’organise comme je veux, donc dans l’ensemble je ressens mon rythme quotidien comme plutôt cool, ça compense.» À la différence de Maryline, Jean-François Treillou, communicant indépendant de 59 ans rattaché à la Maison des Artistes, n’envisage pas une seconde de renoncer aux «grandes» vacances. « Je m’arrête quatre semaines minimum l’été. C’est vital.» Quitte à refuser des contrats. « Il faut savoir dire non, même si ce n’est jamais facile avec notre statut. Car quand ça ne marche pas, on n’ose pas, et quand ça marche, on n’ose pas non plus par peur de perdre un client ! »

Congés à durée déterminée

Ce statut de travailleur indépendant non salarié, auparavant réservé à certaines professions, a gagné du terrain suite à la création, en 2009, du statut d’auto-entrepreneur. On en compte aujourd’hui un peu plus d’un million en France, dont 600 000 seraient réellement actifs économiquement (1). Récent, le phénomène est encore peu étudié et à fortiori le rapport qu’entretiennent ces nouveaux travailleurs à leurs congés. Seul élément d’enquête disponible : parmi les auto-entrepreneurs actifs ayant démarré leur activité en 2010, un sur trois travaille le week-end ou pendant les vacances. Et un auto-entrepreneur sur quatre occupe un autre emploi dans la journée (2). Des conditions qui pourraient bien compliquer les départs en vacances...

Le rapport aux vacances évolue aussi pour ces néo-travailleurs que sont... les chômeurs. En 2017, en France, ils représentent plus de 6 500 000 personnes toutes catégories confondues (3). « Et avec 13 mois de recherche d’emploi en moyenne, la question des vacances s’invite forcément dans la tête des demandeurs », explique Mathieu Fleurance, de Cojob. Cette association nantaise met en relation et réunit régulièrement des "chercheurs d’emploi" pour du «cosearching» : des sessions de recherches collectives d’une ou deux semaines qui permettent de mettre en commun expériences et réseaux. Ce midi-là, lors de la pause repas, la question des vacances est au menu. Marion, 30 ans, en recherche d’emploi depuis septembre 2015, se lance : «Tant que je n’ai pas de travail, je ne prends pas de vacances. Pour moi c’est comme si je n’y avais pas vraiment droit. » Clothilde, 32 ans, est moins catégorique, mais reste prudente : « Pour ne pas culpabiliser, je ne prévois pas trois semaines de vacances mais j’improvise des sessions de 4-5 jours, en fonction de la situation et sans faire de folies : je fais du covoiturage, je vais chez des amis...». Les jeunes femmes se retiennent par manque d’argent, parce qu’elles culpabilisent, mais aussi pour ne pas «rater» une occasion. « C’est toujours comme ça. Parfois on ne t’appelle pas pendant des mois et d'un coup, le téléphone n’arrête pas de sonner... Donc partir c’est prendre un risque», conclut Axelle, qui ne s’autorisera cet été, elle aussi, que quelques week- ends sur la côte.

Paradoxalement donc, au chômage, pas si facile d’oublier le travail, même le temps des vacances. Pourtant, à l’heure où plus de 80% des embauches se font en CDD (4), la recherche d’emploi est devenu un job à part entière. Et ne plus s’arrêter pourrait s’avérer délétère. Sylvie, 29 ans, argumente auprès de ses cojobeuses : « l’année dernière, je ne me suis pas autorisée à partir plus de deux jours pour continuer à chercher et finalement je l’ai regretté. Un, ça n’a rien donné et deux, rester à Nantes alors que tout le monde était parti m’a déprimée... Donc cette année je pars au moins deux semaines au Portugal, c’est décidé!»

Les vacances de madame Lorho

Sylvaine Lorho, quant à elle, est bien salariée avec cinq semaines de congés payés par an. Mais cela n’empêche pas la comptable de 50 ans d’expérimenter depuis 2009 une nouvelle façon de poser ses vacances. Salariée du groupement d’employeurs Agepla, Sylvaine n’a pas un, mais onze lieux de travail ! Cette structure nantaise propose à des associations et des collectivités de mutualiser des salariés en temps partagé. « J’ai un copain, il s’appelle Excel ! » ironise la comptable, qui se rend chaque semaine dans près de six structures. « C’est vrai que l’été, c’est le casse-tête. Je rentre dans un tableau toutes les associations et leurs périodes de fermetures, et je pose mes congés quand le plus grand nombre d’entre elles est fermé, pour en embêter le moins possible.» S'ensuit un jeu de savants échanges. « Puisqu’il y a malgré tout des asso ouvertes pendant mes congés, et fermées quand je devrais y travailler, j’échange mes heures entre les structures jusqu’à pouvoir remplir toutes mes obligations à temps.» Heureusement, ces structures − des crèches, des écoles, des associations culturelles − sont pour la plupart bienveillantes et ne lui compliquent pas la tâche. Comme prévu, Sylvaine ira donc découvrir l’Alsace cet été, pendant deux bonnes semaines.

Texte : Marie Bertin
Photo : Thibault Dumas pour Les Autres Possibles, 2017

Notes

1. ACOSS, janvier 2016.
2. INSEE, Enquête auto-entrepreneurs 2010, février 2012.
3. Pôle Emploi, mars 2017.
4. Dares, Ministère du Travail, 2016.



















Seule la grève paie !


Alors que s’annonce cet automne un mouvement social d’ampleur contre la loi Travail XXL,retour sur quelques grèves victorieuses de ce printemps dans la région, pas vues à la télé [1].

« Les raisons de se mettre en grève sont illimitées ! »

La première concerne l’ensemble des services municipaux de la ville de Gap (05). La gestion selon les règles du management moderne, entre objectifs de rentabilité inatteignables et harcèlement moral, faisait déborder la coupe depuis longtemps. Le maire, Roger Didier, se dit fier d’avoir les plus bas salaires de fonctionnaires dans sa catégorie. D’un autre côté, la réelle souffrance au travail causait de nombreuses maladies, dépressions, démissions. Exemple : le service propreté de la ville était passé de 25 à 9 personnes, entre les réductions de personnel et les démissions, alors que celui de la ville de Blois (40 000 habitants comme Gap), compte 60 employés : cherchez l’erreur !

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Plutôt que de lutter contre les causes, le maire Roger Didier met en place un plan de lutte contre l’absentéisme : c’est la goutte d’eau qui fait exploser la cocotte minute. Le mouvement démarre dans les EHPAD (maisons de retraite médicalisées) où la souffrance au travail est maximale : les travailleur.ses sont déchiré.es entre leur refus de traiter les pensionnaires de façon indigne, et les objectifs de rentabilité qui les conduisent à une maltraitance et une violence forcées envers les personnes âgées. La grève, qui commence le 4 mai, entre les deux tours de la présidentielle, touche particulièrement la population de la ville où se trouvent les enfants de ces retraité.es, et la grève des EHPAD largement soutenue est rejointe par le CCAS et tous les services de la ville et de la communauté de communes. Les syndicats CGT, FSU, CFDT et SUD-Solidaires sont unis.

Pour limiter les pertes de salaire tout en ayant un maximum d’efficacité, les grèves sont perlées (les agent.es arrêtent le travail à tour de rôle, ce qui bloque les tâches avec un temps de grève individuel limité). Les syndicats déconseillent aux contractuel.les de faire grève pour qu’illes ne soient pas la cible de représailles. Sit-in et distribution de tracts rencontrent un écho favorable dans la population.

Bingo ! Le maire doit revenir en urgence de son voyage aux States. Au bout de 6h30 de négociations, il fait ses excuses dans la presse, accorde (petites) primes, participation à la mutuelle, divers avantages et des changements dans les relations sociales sont obtenus.


L’important c’est la santé !

Un mois et demi plus tard, un autre conflit explose à la polyclinique de Gap. Cette entreprise de santé privée est la propriété de médecins actionnaires où les travailleur.ses, souvent mal payé.es, subissent de nombreuses atteintes au droit du travail, des régressions sociales couplées à des cadences stakhanovistes imposées par le patronat. Bien sûr, la directrice générale ne manquait pas une occasion de harceler et de dire tout son mépris aux personnels soignants et administratifs, ce qui poussait à de nombreux arrêts maladies et provoquait même une opération du cœur pour une personne ! Dans sa logique capitaliste et afin de conquérir des parts de marché, la directrice a aussi porté plainte contre l’hôpital public, se mettant ainsi à dos l’Agence régionale de santé.

Le délégué CGT, après avoir rassemblé les forces et recueilli les doléances, soumet en juin une liste de revendications afin d’ouvrir la discussion. La directrice la déclare nulle et sans valeur, soutenue par les médecins actionnaires. La grève est déclenchée dès le 20 juin, suivie par 80 % des 120 salarié.es, avec un très fort soutien local (pétition et 15 000 boules dans la caisse de soutien). Devant la fermeture totale de la directrice, la part des grévistes monte à un taux stalinien de 95 %, avec le soutien de quelques uns des médecins actionnaires qui se mettent à avoir peur pour leur portefeuille et leurs vacances aux Seychelles : la polyclinique perd chaque jour entre 80 et 100 000 balles. Au bout de dix jours de grève, des négociations sont ouvertes. Le conseil d’administration cède sur presque toutes les revendications et licencie une seule personne, la directrice, virée sans les honneurs mais avec pétards et cotillons des salarié.es victorieux.ses !


Super Mario Bross


[1] Informations recueillies auprès de deux militants CGT du 05 venus témoigner pendant la réunion de constitution du Front social 04 aux Mées le 6 septembre dernier.



















« On fait plus du gardiennage que de l’animation »


Dans la catégorie « boulot de merde », il mérite amplement sa place. Et plutôt en haut du panier. Pourtant, faire de l’animation auprès des enfants c’est plutôt sympa, non ? C’est mignon, les gosses, comment peut-on souffrir en s’occupant d’eux ? Les animateurs périscolaires vivent pourtant une sorte de détresse. Pas à cause des gamins, non, le problème c’est leurs conditions de travail. À Grenoble, elles ont encore empiré depuis la rentrée. Cette détérioration a eu au moins un effet positif : entraîner un mouvement de contestation rarissime dans ce métier à la pointe de la précarisation du monde du travail.


Dans un rade, Sacha, Alexandra et Zoé (pseudos) racontent leur job d’animatrice périscolaire à la ville de Grenoble. Et il y a de quoi faire rêver le patronat moderne : « on n’a pas de réel contrat. On ne sait pas vraiment combien d’heures on va bosser dans le mois, ni quels jours. »

Les animateurs périscolaires peuvent bosser le matin (entre 7h45 et 8h30), le midi (entre 11h30 et 13h30/45), et en fin d’après-midi (entre 16h et 17h30 ou 18h). Le genre d’horaires pratiques pour ne rien pouvoir faire d’autre de sa journée en n’étant payé que 4h15 à 5h au maximum, sans compter le prix et le temps du transport. La majorité d’entre eux bossent le midi et en fin d’après-midi, les lundi, mardi, jeudi et vendredi, soit de 14 à 20 heures hebdomadaires. Payés à peine plus que le Smic horaire, ils touchent autour de 600 euros par mois, pour quatre jours de travail par semaine. Rigolez pas trop, c’est le genre de futur promis par les promoteurs de l’ubérisation et de la nouvelle économie.


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Enfin, 600 euros, c’est les bons mois. Parce que, des fois, on les appelle la veille pour leur dire qu’elles ne bossent pas le lendemain, ou les trois prochains jours. Sur le périscolaire aussi, alors que les personnes embauchées font partie des salariés les plus précaires, la municipalité de « l’autre gauche » a voulu faire des économies. Elle rogne donc tout ce qu’elle peut sur les dépenses nécessaires, embauche le minimum d’animateurs et les utilise comme une variable d’ajustement : « Maintenant, on n’a pas de poste fixe. Des fois, on nous appelle à 11h05 pour nous apprendre ‘‘aujourd’hui, dans 25 minutes, vous travaillez à l’autre bout de la ville’’. Notre nombre d’heures peut varier d’une semaine à l’autre et, à la fin du mois, c’est à nous de vérifier si les heures comptées correspondent à ce qu’on a effectivement travaillé. » Comme ailleurs dans le précariat moderne, la paye arrive avec un mois de décalage, « ce qui entraîne plein de complications avec Pôle emploi, alors qu’on est nombreux à y être inscrits. On a demandé à la mairie de nous payer au moins une partie en avance, mais ils refusent. Les arrêtés municipaux (nos contrats de travail), nous arrivent parfois deux mois après avoir commencé à travailler. »


Depuis l’année dernière, suite à l’une des concertations inintéressantes dont la municipalité a le secret, les activités sont devenues payantes à partir du troisième soir, pendant que les salaires des animateurs ont baissé (le tarif dépend certes du quotient familial, ce qui permet aux éventuels enfants d’animateurs périscolaires désargentés d’y participer sans que leurs parents n’aient rien à débourser). Suite à ce changement, « les responsables de la mairie avaient prévu une baisse des inscrits mais pas aussi importante. Donc ils avaient prévu trop de postes, selon eux. Alors, à la rentrée, ils ont baissé le nombre d’heures de certains sans prévenir et en poussant d’autres vers la sortie. Ce qui fait qu’aujourd’hui, on est en sous-effectif, donc on a dix-huit enfants pour un animateur en élémentaire (quatorze pour un en maternelle) et parfois on monte à vingt ou vingt-cinq ».


De toute façon, le souci du périscolaire bien fait ne semble pas faire partie des soucis des élus verts et rouges.« On n’a aucun matériel disponible, pas d’endroit où ranger des affaires. On est payés seulement pour les heures avec les enfants. Si on veut préparer une animation, il faut qu’on le fasse bénévolement et qu’on se débrouille pour récupérer du matériel. »


A la place d’animateurs périscolaires, la mairie ne devrait-elle pas mieux embaucher de simples vigiles ? « On fait plus du gardiennage que de l’animation. À la rentrée, la mairie a vendu du rêve, en mettant en place des ‘‘projets pédagogiques’’. Ils sont impossibles à mener, vu qu’on a plus de gamins à garder et un salaire qui baisse. Alors qu’on gagne moins, ils nous demandent de faire plus et mieux. Avec plus ou moins dix-huit enfants, comment pouvoir faire ce boulot convenablement ? »


Dans ces conditions, beaucoup d’animateurs laissent tomber au bout de quelques semaines ou quelques mois.« Les cadres de la mairie prennent les choses à l’envers : ils disent que le métier est dégradé parce qu’il y a beaucoup de turn-over. Mais c’est l’inverse : il y a sans arrêt des animateurs qui partent parce que les conditions sont pourries. De toute façon, pour le recrutement ils ne demandent rien du tout, pas besoin d’un diplôme en rapport, et restreignent l’accès au BAFA (formation proposée par la mairie à hauteur de dix places pour vingt écoles sur certains secteurs) : en ce moment, on a le sentiment d’être juste des surveillants. On n’est pas du tout associées aux réunions avec les parents ou l’équipe enseignante : on a peu ou pas de connaissance des situations personnelles ou familiales des gamins. Même aux ‘‘conseils du périscolaire’’, les animateurs ne sont pas invités ! C’est comme si c’était vu comme un boulot militant, fait par des gens qui n’auraient pas besoin d’être payés. Peut-être bientôt, on sera remplacées par des retraités et des services civiques. »


Cet été, un décret national a acté le ratio d’un animateur pour dix-huit enfants dans le périscolaire (un pour quatorze en maternelle), gravant ainsi dans le marbre de la loi un nombre trop élevé d’enfants pour un travail correct. Cette décision a entraîné la première grosse grève nationale, le 4 septembre. Dans la cuvette, des animateurs ont organisé une première assemblée générale le 18 septembre, pour se rencontrer. « Le plus dur pour nous, c’est de toucher tous les animateurs : on est 700 sur Grenoble, on ne se connaît pas bien, et on n’était pas du tout organisés jusque là ». Un collectif « Educ’anim’ » a été créé en septembre dernier, et a mené plusieurs grèves, dont la dernière le 15 décembre. à chaque fois, la grande majorité des écoles de la ville (une cinquantaine si on compte les primaires et les maternelles) était en grève.

Mais cela n’a quasiment rien fait bouger :« on a été reçues par des cadres de la mairie et par l’adjointe au personnel Maud Tavel, (qui d’ailleurs ne met pas ses enfants au périscolaire le soir). Mais ils n’ont répondu à aucune de nos revendications. Notre but c’est d’avoir une reconnaissance sociale, financière et statutaire ; mais eux ressassent juste qu’ils n’ont pas de sous. »


Pas découragé pour autant, le collectif continue à se réunir, même s’il n’y a pas toujours autant de monde qu’espéré. « C’est un métier atomisé, où c’est très compliqué de mobiliser. On est tout juste financièrement, on a besoin de sous, alors c’est compliqué de faire grève. Pourtant, il faudrait qu’on parvienne à faire plusieurs jours de grève de suite, pour mettre la pression sur la mairie. »


Des rencontres ont eu lieu avec les bibliothécaires et ceux qui contestent le plan de sauvegarde, pour « faire lutte commune ». à chaque distribution de tracts devant les écoles, les grévistes sentent que « les parents sont vraiment d’accord avec nous. On est assez soutenus pour se sentir légitimes, mais il faudrait qu’on soit plus aux actions. Peut-être il faut aussi qu’on organise des moments plus ‘‘conviviaux’’ pour créer une dynamique et impliquer le maximum de personnes ». Il y a quelques semaines, une collègue de Sacha, Alexandra et Zoé, a démissionné sur le temps du soir pour aller faire caissière : « à croire que c’est un meilleur boulot ! C’est dingue quand même ! »

Publié dans le numéro de Février-Mars 2017



















Interview : Les gars de la CGT Rockwool à Saint Eloy-les-Mines


Plusieurs années d’enseignement et de recherche dans une université l’ont exténué au point d’être victime du syndrome d’épuisement professionnel, ou burn out. Après plusieurs arrêts de travail, ce jeune chercheur se retrouve désormais au « placard » et attend son chômage pour se reconstruire doucement. Il nous livre son témoignage.


Parlons des conditions de travail. Comment travaillez-vous ?

A : Tout ce qui est personnel, bureau, tout ça, c’est à la semaine, journée. Après, il y a la maintenance : il y a deux vitesses de maintenance. Une maintenance postée suit les équipes en flux continu et une maintenance à la journée. Après, on a des salariés qui viennent travailler le matin, l’après-midi et pas le week-end : ça arrive aussi. Mais la majorité ‑ sachant qu’il y a plus de 300 personnes ‑ est postée en flux continu. Le flux continu consiste à tourner en 6/4 : 6 jours de travail, 4 jours de repos. Sur les 6 jours de travail, il faut compter 2 jours de matin, 2 jours d’après-midi, et 2 jours de nuit. Les postes ont des horaires du matin de 6 h-14 h, d’après-midi de 14 h-22 h, et la nuit 22 h-6 h. Le flux continu, pour ceux qui ne le connaîtraient pas c’est quand on n’arrête pas la machine. Exceptionnellement, il a été négocié d’arrêter le 1er mai, le jour de Noël et le 1er de l’an.

Le reste du temps, ça s’arrête jamais donc, ni au mois d’août ?

A : Non. Par obligation, il y a des arrêts techniques, de nettoyage qui durent entre 8 et 15 heures. Il y a plusieurs lignes : 3 lignes directes de fabrication et des lignes de transformation. En flux continu, ce qui est assez pénible, c’est que les gens n’arrêtent pas. Ils travaillent les week-ends. Au niveau national, avec le flux continu, il est reconnu qu’on a sept à huit ans d’espérance de vie en moins.

Un autre gars arrive : Salut, salut...

Maintenant, au niveau des conditions de travail pures dans Rockwool, on peut dire que Rockwool s’attache à faire évoluer la sécurité. Loin de là à dire que c’est les cinq merveilles du monde mais on n’est pas les plus mal lotis.

B : Non, mais ils n’aménagent pas les postes humains. Même si les machines sont sécurisées. On travaille surtout en mode dégradé. Y’a souvent des accidents de mal de dos. Y’a rien qui est adapté à l’homme. C’est soit haut, soit trop bas. Les gens forcent : c’est des maux de dos, des problèmes d’épaule. C’est pas adapté à l’homme. Et ils font rien pour adapter quand les gens commencent à vieillir, surtout. Et les personnes déclarent pas toutes leurs maladies pour pas changer de poste de travail.

Mais quand les personnes vieillissent, y’a pas de postes aménagés ?

A : Pas spécialement encore. C’est une situation dure à faire évoluer. Maintenant, on a beaucoup de salariés qui commencent à venir en fin de carrière. Et il serait bien de pouvoir partir plus tôt. Il faudrait que l’entreprise s’engage sur ce sujet-là. Mais elle en est loin et avec le gouvernement actuel, on en est loin aussi. Quand on travaille en flux continu, je pense qu’à 55 ans, on mériterait bien de partir. Quand vous avez fait 30 ans de flux continu, c’est déjà lourd. Par rapport à ça, on a des gens qui sont usés quand même. On a beaucoup de collègues qu’on a connu qui disparaissent assez vite et qui ne profitent pas beaucoup de la retraite. Y’en a bien de trop qui partent trop vite ou qui deviennent retraités médicalisés. C’est important à signaler.

Après, dans l’entreprise même, les conditions sont fatigantes. Quand vous faites un poste de nuit, qu’il faut être en surveillance, changer les bobines, c’est une pénibilité qui est lourde à mesurer. Y’a des jours vous êtes bien, des jours vous êtes mal, faut faire le boulot quand même. Les arrêts techniques sont aussi une épreuve, surtout sur les parties chaudes du système de production. Les gars qui font du nettoyage pendant huit heures sont sales, épuisés.

B : On force au même endroit aussi. Normalement la pause, c’est ensemble au bout de six heures mais chez nous c’est pas comme ça. La ligne s’arrête jamais. Donc on y va à tour de rôle, on repart. Souvent, ça arrive même que la pause est en fin de poste : on respecte même pas la loi. Les gens sont fatigués, surtout la nuit. Y’a pas une sirène qui sonne, comme chez Aubert et Duval où tout le monde va manger, tout le monde se repose, tout le monde réattaque en même temps. Chez nous, c’est pas ça. On part par deux, ou un.

A : C’est une rotation pour le casse-croûte. Avec l’entente du collègue. Ce qui veut dire que le jour où ça coince un peu, t’arrive en fin de poste et t’as pas mangé.

Et quand y’en a un qui finit sur la machine et l’autre qui reprend, y’a un horaire de passation qui est prévu où vous travaillez en même temps ?

B : Il s’arrange avec son collègue.

A : Après, ça fait partie des conditions de travail aussi : beaucoup de polyvalence. On n’arrête pas de tirer la sonnette. On veut augmenter la polyvalence et c’est très pénible. D’un seul coup, tout le monde est capable de tout faire. Or la réalité du terrain, c’est pas pour rien qu’on fait des spécialistes : tu as une zone, tu peux pas en faire dix. On demande aux gens d’être polyvalents pour neutraliser les absences. Un collègue malade : ben tu feras bien son boulot pendant huit heures !

C’est pas dans l’optique de lutter contre la division des tâches, quoi.

A : Non, non, non.

B : On dirait même que c’est fait exprès. Avant par exemple, ceux qui travaillaient dans le cubilot, ils restaient sur le cubilot. Mais ils en veulent plus de ça. Ils veulent des gens qui survolent le métier mais qui savent plus le faire. Il faut qu’ils en fassent plusieurs. On fait cinq, six postes, on fait de tout mais on n’est plus des spécialistes. On peut pas se souvenir de tout. C’est tellement immense. Et c’est partout, dans toutes les zones maintenant. Ça crée un stress, quand t’arrives à quatre, cinq zones, tu tiens plus.

C’est pas : tu fais ça trois ans et si tu veux changer de tâche, tu fais une petite formation et après t’en fais une autre.

A: Ah non, c’est bien là le problème ! La polyvalence a plusieurs dangers, automatiquement il n’est plus en sécurité. Il se met en insécurité de par la fatigue, de par la méconnaissance : tu peux pas gérer une zone qui fait 200 mètres carrés avec plein de machines et puis te dire « j’ai pas oublié quelque chose ? ». Avant c’était assez rationalisé. C’était le professionnel de telle chose. On crée aussi une pression morale énorme : il faut tout gérer, être vif, vigilant. Et on s’en sert pour gérer les absences.

B : Un gars qui arrive sur un outil de travail, ça peut faire trois mois qu’il y a pas été. Bon, il y arrive mais ça engendre du stress. Les gens le disent pas, parce qu’après c’est dire que t’es faible. Et souvent, les chefs, ou les contremaîtres, ils disent : « Ton collègue y arrive, je vois pas pourquoi toi t’y arriverais pas ». c’est ce qui se passe souvent.

A : On dit plus contremaître, on dit manager ! On est devenus américanisés, comme MacDo !

Tant qu’on est encore un peu sur le physique : est-ce que la laine de roche ça produit des particules dangereuses pour vous ?

A : Alors au niveau production, la laine de roche, elle vient du basalte. Qui est fondu et encoulé, puis envoyé sur des grosses roues qui tournent à des grandes vitesses. Tu en as de plusieurs grosseurs, ce qui permet de faire un éclatement de la lave en fibres. Et cette fibre, elle est recentrée sur un pendule, sur une ligne qui passe, ça étale la laine. Après, en même temps qu’elle est en fibre, on intègre du liant pour qu’elle passe dans un four de cuisson. Et ça donne le matelas. Et ce dernier, on peut en faire des rouleaux ou selon la densité, tu peux faire des panneaux rigides que tu mets par terre. Il est vrai que cette fibre, ça engendre des poussières. C’est automatique. Et malgré nos demandes d’étude et tout ça, nos poussières ne sont pas cancérigènes. Point d’interrogation.

Y’a jamais eu d’études ?

A : Si, si. Ils font des études. Mais le patron nous dit : « Pas de problème ».

B : Y’est marqué qu’elle est « susceptible » à des endroits, selon la taille. Mais nous, elle se dissout, la nôtre.

A : Nous elle est petite, notre fibre, c'est-à-dire qu’elle est assimilable par notre corps. Selon eux. On verra ça…

B. : … dans quelques années.

A : Le matelas, tu peux le couper en 1m 20 après, comme tu veux. Après tu conditionnes en colis. Après tu conditionnes dans des emballeuses. Puis c’est conditionné en palettes. Et envoyé en bloc. Mais nous on a toujours de la fibre qui vole.

C'est-à-dire que, concrètement, vous travaillez avec des masques ?

B : Non. Y’a pas de danger. Et puis même… même si les gens portaient un masque : ils auraient un frottement dû au masque. Ça serait tout.

A : Il est vrai que la laine de roche est irritante. On a des personnes qui sont venues travailler et qui ont eu des réactions à la laine de roche. Pour le moment, on est dans l’état où on nous dit : « Pas de risques ». Après, on émet beaucoup de doutes.

B : Par contre, nous, en ligne directe, on met un voile de verre sur la laine. Alors quand ça se déroule, ça pète des morceaux de fibres de verre partout. Avant on avait une soufflerie, mais là elle est en panne depuis deux mois. À mon avis, on en prend un petit peu.

A : Y’a aussi l’équipe de nettoyage qui doit enlever toute la poussière. C’est un boulot très dur.

Qu’en est-il de la pression mentale ou morale chez vous ?

A : Bien sûr, l’entreprise elle veut que ça soit rentable. Elle veut qu’on produise vite pour que le coût de production revienne le moins cher. Si on part sur ce principe-là, il faut produire vite et bien. Il est demandé aux salariés d’être très attentifs pour que ça se déroule bien. Il y a deux-trois ans, on avait des périodes plus respectueuses du salarié. Or, actuellement, depuis deux-trois ans, on est en train de changer d’air, on est tombé sur l’esprit « actionnariat » : « On veut ça et on veut pas savoir comment ça se passe ». Automatiquement, c’est ce qu’on est en train de vivre tous autour de chez nous, il y a des pressions, il y a des gens qui ont des objectifs, surtout nos managers qui sont sous pression, il y a beaucoup de réorganisations, on est en train de vivre depuis trois ans que de la réorganisation, le management pas très stable. C’est très flou. Ce qui nous inquiète le plus, c’est ce floutage de management qui est complètement fou. Ça nous donne pas une boîte qui est stable pour le moment, alors qu’elle fonctionne. On se pose la question de savoir où veulent aller nos grands dirigeants internationaux. C’est un peu le tsunami organisationnel. Tout ça, au nom d’une compétitivité meilleure.

B : Et là, ils s’en cachent pas depuis le début de l’année. Il faut gagner deux points chaque année. Ils vont mettre en place le « Lean », chez nous ça va s’appeler « Ropex ».

A : Tu connais le « Lean » ?

Non.

B : C’est le truc chinois. Faut gagner du temps partout.

A : Tu réunis des salariés, tu travailles avec eux pour dire « comment on peut faire pour mieux faire. Comment on peut faire pour ici, peut-être pas prendre un poste de plus, est-ce que vous vous sentez capables… ». Tout est bien monté pour centrer les salariés à être productifs, et à moindre coût sur le salarié. Et à gagner sur les frais fixes : ça s’appelle comme ça !

A : Mais après les salariés vont être surveillés. Ils vont voir si le gars, par exemple, il fait pas un geste de trop, qui n’est pas utile. Si on arrangeait un petit truc, il ferait plus ce geste, il y aurait plus de gain. C’est le principe, le Lean. Nous on dit clairement que c’est très dangereux. Et chez nous ça s’appellera Ropex. Tu regarderas la méthode « Lean » : L-E-A-N. ça apprend des choses sur les conditions de travail. C’est dans toutes les boîtes maintenant. Ça vient du Japon. C’est vrai que l’ambiance dans l’entreprise est toujours tendue maintenant. Pourtant on a passé la crise, nous. On a toujours fait des bénéfices. Cette année, on est un peu en retrait mais par rapport à un budget, c’est tout. On est toujours en bénéfices. La boîte a décidé de faire un Plan de départ volontaire : PDV. Normalement, elle aurait pu faire un PSE, Plan de sauvegarde de l’emploi. Mais le PDV, c’est pas un truc spécialement dans le code du travail. C’est un truc qui a été fait par les jurisprudences. Le principe est simple. La direction a essayé de mettre un accord avec les syndicats pour 31 départs sur Rockwool France (y’a Paris et ici). Pour faciliter ces départs, ils ont établi une offre qu’ils vont mettre sur la table bientôt et tous les salariés qui seraient intéressés lèvent la main. Mais attention, c’est une rupture de contrat : le gars décide de démissionner. Mais pas avec rien. On a mis des clauses mais on n’a pas signé. Y’a 11 000 salariés sur le groupe mondial et le nouveau PDG, avec son cabinet de Boston, a décidé de faire de la rentabilité et de la compétitivité, il a dit : « On n’est pas assez compétitifs, il faut 500 emplois par terre dans le monde. Tant, tant, tant par pays ». Nous ça a été 40, maintenant on est à 31. Et ainsi de suite. Dès qu’ils ont annoncé qu’ils allaient faire ça, au niveau de la bourse de Copenhague, l’action a pris 16 ou 12 % le jour de l’annonce. Pour te dire que c’est un effet boursier. Mais derrière ça, le groupe se porte très bien. Mais il faut faire des sous. C’est pour ça qu’on a changé d’air. C’est vraiment tout pour les actionnaires. On est confrontés à ça. Actuellement, le PDV n’a pas été signé. La direction le présentera à Paris. Un salarié qui voudra partir sera pas obligé, il pourra dire : « Vous me mettez quelque chose qui m’intéresse, je m’en vais. Je pense qu’à Saint-Éloy-les-Mines, t’en as pas un. Y’a que dix emplois qui étaient concernés ici. Si tout va bien, y’aura peut-être personne et on se sera pas si mal battus. Mais bon… Aujourd’hui, ils font ça ; demain qu’est-ce qu’on va nous faire ? Partir dans cette cavalcade de licenciements, plus ou moins cachés, aujourd’hui, signifie peut-être que demain on nous annoncera que ça sera des licenciements secs. Pour nous, ça nous convient pas du tout.

On peut parler de la loi El Khomri pour finir ?

A : Alors la Khomri, qui est quand même la suite de Macron et Rebsamen, pour nous, en tant que syndicat, c’est inacceptable. C’est quand même grave. On donne la capacité au patron de faire tout ce qu’il veut. On ferait travailler les gens à la carte comme on veut, sans temps de repos…

B : …coupés en deux, coupés en trois.

A : Dès lors qu’on aura justifié qu’on a moins vendu, on pourra licencier. Où on est parti ? On nous casse quand même notre code du travail qui est notre seule protection. Et preuve en est, nous on peut en parler par rapport à Rockwool, au PDV, si on avait pas cette loi française et ce code du travail, on serait à la méthode des autres. Dans les autres pays du groupe, les gens étaient renvoyés en deux jours. On est le seul pays qui tient encore. On a eu l’annonce le 29 septembre 2015, et y’a personne qui est encore parti. Ailleurs, le 2 ou 3 novembre, tout le monde était parti. C’est quand même bon de rappeler que la loi française et le code du travail, c’est plus qu’important pour nous et l’avenir de nos enfants. Je pense que ceux qui nous gouvernent nous trahissent énormément.

B : Et le 31, on sera tous dans la rue.

A : Et on pourrait en parler longtemps ! Ça touche tout. Même au niveau de l’inspection de travail, on enlève tout… et travailler au noir… et dans le BTP : on fait venir des étrangers qui travaillent comme ça, presque sans règle ! Ça veut pas dire que je veux pas qu’ils travaillent : on les fait venir travailler et, en plus, on les paie pas. On leur dit : « Vous venez de Pologne, on vous paye à la sauce polonaise ! » Ben, pourquoi pas ! Où on est parti ! Mais nous on va quand même te payer un petit coup…

Un groupe de trois gars de la CGT. Interview par J.D.

Un exemple de Lean Manager : Volker Guenther

LEAN, how to shape your future
Région de Dortmund , Allemagne, matériaux de construction

Entreprise actuelle : LEAN Manager / LEAN Coach chez ROCKWOOL International
Entreprise précédente : LEAN Country Coach chez ROCKWOOL International, Warehouse Manager chez ROCKWOOL International, Warehouse Manager chez ROCKWOOL International
Education : Westfalen Technikum Dortmund
(https://www.linkedin.com/title/lean-manager-at-rockwool-international)


On recherche des enfoirés !

If you have operations experience and want to implement LEAN (ROPEX program, Rockwool Operational Excellence) in our large, successful international group of operating companies, this could be just the job for you. In Rockwool International we are highly focused on developing and implementing a Group LEAN strategy to make sure that our production processes are driven cost-consciously and efficiently adding value for our customers.
(Eu.exerteer.com)


Définition du Lean

Sur Wikipédia :
Le terme Lean (de l'anglais lean, « maigre », « sans gras », « dégraissé ») sert à qualifier une théorie de gestion de la production qui se concentre sur la « gestion sans gaspillage », ou « gestion allégée » ou encore gestion « au plus juste ».
L'école de gestion Lean trouve ses sources au Japon dans le système de production de Toyota ou SPT (en anglais Toyota Production System ou TPS).
L'école de philosophie du Lean est marquée par la recherche de la performance (en matière de productivité, de qualité, de délais, et enfin de coûts), censée être plus facile à atteindre par l'amélioration continue et l'élimination des gaspillages (muda en japonais). Les mudas sont au nombre de sept : surproduction, attentes, transport, étapes inutiles, stocks, mouvements inutiles, corrections/retouches.



















La marchandisation de l’accueil


La gestion de l’accueil des migrants, confiée par l’État à des associations et entreprises, est devenue une nouvelle source de profit, d’après des chercheurs et des associations militantes. Cette délégation pose problème dès lors qu’elle contribue à détériorer les conditions de vie des accueillis.


Depuis le début des années 2000, dans un contexte de répression et de contrôle croissants (durcissement des dispositifs aux frontières, accords avec les pays d’origine…), les États européens ont choisi de déléguer la gestion de l’un des principaux outils de leur politique d’immigration et d’asile : les centres d’accueil des étrangers. Cette délégation s’organise via des marchés publics auxquels répondent des structures, associatives ou non. C’est ce système de sous-traitance, qui s’inscrit dans un phénomène plus large d’opportunités économiques créées par les politiques migratoires, que nous qualifions de « marchandisation de l’accueil » et que nous questionnons ici.

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Moyens revus à la baisse

Ce système a pour effet de tirer vers le bas les moyens alloués par l’État aux prestataires, le coût jour par personne accueillie étant le premier critère de sélection des opérateurs. Cela se traduit de façon très concrète sur la vie des personnes accueillies : rabais de l’indemnité quotidienne pour se nourrir, réduction de l’équipement des centres, diminution du personnel d’accompagnement et de soin… Irena Havlicek, membre d’une association de soutien aux exilés à Malakoff (92), témoigne : « À Malakoff, dans le centre d’hébergement d’urgence où il y a 54 places, ils n’avaient pas de quoi acheter une casserole. Au moment où les Restos du cœur terminaient leur campagne d’hiver, c’est la population locale qui a fait manger les gens. »

Injonctions sécuritaires et précarisation du travail social

L’autre problème posé par ce système concerne les tâches confiées aux travailleurs sociaux des prestataires. Dans les marchés publics qui ont pour objet la répartition de « lots de migrants », les missions d’hébergement et d’accompagnement sont de plus en plus soumises à des injonctions sécuritaires. Les travailleurs sociaux sont ainsi forcés d’exercer des fonctions de contrôle des résidents, ce qui empêche, voire dénature, l’exercice de leur travail. Pour Irena Havlicek, « les travailleurs sociaux sont censés suivre et aider les demandeurs d’asile dans leurs démarches mais ils n’ont pas le temps de faire du travail social, ils essaient vaguement. Ils passent leur temps à savoir qui est qui, à enregistrer les documents et à les envoyer. »

De plus, « l’allotissement » se fait par région et par volume, ce qui tend à éliminer d’office les petites associations locales. « Qui peut répondre à un Pradha [Programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile] où il y a 2 300 places à gérer sur une région ? », questionne Irena Havlicek. Il entraîne la concentration du « secteur migrant » aux mains de quelques gros opérateurs, comme, en France, le Groupe SOS, l’Armée du Salut, Aurore, la Croix Rouge, Adoma et Emmaüs. Selon Irena Havlicek, cela crée une très forte précarisation du travail social qui pèse sur les demandeurs d’asile mais aussi sur les travailleurs sociaux : « Une fois que les associations ont eu l’appel d’offres, elles attendent de savoir où la Préfecture veut ouvrir un centre. Ensuite, on embauche des travailleurs sociaux en CDD qui n’ont pas été formés sur la procédure d’asile... »

Corruption et pratiques mafieuses

Marie Bassi, enseignante en sciences politiques à l’Université Paris III et spécialiste du phénomène migratoire en Sicile, montre à travers l’exemple des Cara (Centres de premier accueil des demandeurs d’asile en Italie, équivalents des Cada en France) que ce système peut inciter à la corruption. Le gestionnaire d’un Cara reçoit de la part de la Préfecture un prix fixe de 35 euros par personne hébergée, ce qui l’incite à remplir le centre au-delà de ses capacités ou à ne pas signaler aux autorités que certains l’ont quitté. Le risque de corruption est d’autant plus fort que les services censés être rendus par les gestionnaires aux étrangers ne sont pas contrôlés. En 2015, le procès « Mafia capital » [1] a révélé l’ampleur du niveau de corruption et la mainmise des réseaux mafieux sur ces centres. « Le trafic de migrants rapporte plus que la drogue », déclarait un gestionnaire de centres mis sur écoute.

Néanmoins, pour Marie Bassi, il existe d’autres modèles de gestion des centres d’accueil, qui répondent plus efficacement à l’objectif d’accompagner les demandeurs d’asile et les réfugiés dans un processus d’intégration. C’est le cas des Scrar italiens (Systèmes de protection pour demandeurs d’asile et réfugiés). Ils sont ouverts et de petite taille (15 à 50 personnes en fonction de la démographie de la commune). À la différence d’autres centres, ils sont gérés sur la base du volontariat par les collectivités locales. La commune propose un budget prévisionnel (avec un maximum fixé par la Préfecture) et les prestataires ne sont pas choisis uniquement sur des critères de coût. Plusieurs facteurs influent sur la façon dont les centres sont gérés : les modalités de contractualisation (quelles missions sont attribuées au prestataire : hébergement et contrôle ou intégration) ; le contrôle de l’activité des prestataires ; l’autorité en charge de sélectionner les prestataires (le ministère de l’Intérieur ou les autorités locales) ; les types de financements et les critères de sélection…

Les politiques de gestion sont à mettre en parallèle avec l’évolution du regard porté sur les demandeurs d’asile. Si nous les considérons comme des réfugiés potentiels, légitimes, et qui seront amenés à rester alors nous pouvons mettre en place un parcours d’intégration cohérent dès le primo accueil. Si nous considérons les demandeurs d’asile comme de potentiels « mauvais migrants » qui devront repartir, nous entrons dans un système de contrôle et de répression.

Coline Aquilina (Civam) et Fabrice Bugnot (Transrural)

Notes
[1] Mafia Capitale, l'énorme scandale qui secoue l'Italie, Courrier International.



















Quand l’Education nationale précarise des déjà précaires…


Le scandale de certains contrats aidés touche depuis des années la France entière, et donc aussi la Vendée, où les procédures judiciaires se multiplient. A la base, un contrat foireux entaché d’une faute grossière, une brèche juridique dans laquelle s’engouffrent les avocats des laissés pour compte. Illustration avec le parcours du combattant de la Vendéenne Hélène Azran, aujourd’hui dans une situation professionnelle, morale et financière délicate… Ou quand l’Etat - en l’occurrence ici l’Education nationale - qui exige de chacun d’être juste et irréprochable n’a lui-même pas le « cul bien propre » en ces domaines-là !


Ces contrats d’avenir, devenus ensuite des CUI (Contrats Uniques d’Insertion) sont créés à destination des personnes rencontrant d’importantes difficultés dans l’accès à l’emploi ; ils peuvent être contractés aussi bien par le privé que par le public ou l’associatif. Des jobs à temps partiel héritiers des TUC et autres CES, destinés surtout à remettre dans le circuit du travail des chômeurs longue durée, tout en leur proposant une formation. « Et c’est bien là qu’est le bug, car si ces contrats d’une année scolaire renouvelables trois fois au maximum comprennent bien un volet formation, il n’y a jamais eu d’argent pour concrétiser cette obligation de l’employeur », confie un cadre administratif de l’Education nationale en charge de ces CUI. C’est ainsi que la Luçonnaise Hélène Azran est en 2006 embauchée dans une école d’Angles, alors qu’elle réside à Luçon. « A l’époque, je n’ai pas vraiment eu le choix. Je cherchais un temps plein, mais mon conseiller Pôle Emploi m’a plus que vivement recommandé de signer un contrat d’avenir, sinon je risquais d’être radiée. Bref, j’ai alors démarché douze écoles pour finalement trouver ce poste d’adjointe administrative pour 26 heures par semaine et 850 € mensuels. Sachant que je devais chaque jour faire 56 km pour aller travailler, cela représentait 100 à 120 € par mois, soit 12 % de mon salaire en carburant… », raconte cette vaillante quinquagénaire, qui comme nombre de ses pairs caressait le secret espoir de s’incruster dans son poste pour au final obtenir un CDI. C’est humain…

sansculotte

Donnant entière satisfaction, son contrat est renouvelé trois fois. « Il s’agit de contrats quadripartite. En 2009, comme tout le monde veut me garder, on me propose un nouveau contrat d’accompagnement dans l’emploi. Il y avait une dérogation possible car j’allais avoir 50 ans le 15 septembre… sauf que j’ai signé le contrat le 18 juillet. On s’en est rendu compte plus tard, mais en fait c’est illégal, encore une fois du grand bricolage de la part de l’Education nationale ! », s’emporte-t-elle. Et son avocate d’enfoncer le clou : « Les manœuvres réalisées par l’Inspection académique en 2009 pour accorder un nouveau contrat, au fondement illégal, constitue une seconde faute administrative, la première concernant la gestion de sa carrière en l’absence de toute formation durant les six années où elle a été employée ». Car oui, son second contrat, lui aussi renouvelé trois ans, a été similaire au premier : même poste occupé dans la même école, avec une aventure se terminant définitivement et brutalement le 30 juin 2012. « L’Inspection académique n’a ainsi pas hésité à maintenir ma cliente dans une précarité évidente, au point qu’à 53 ans elle se retrouve en 2012 sans emploi dans une situation financière et professionnelle délicate. C’est d’autant plus inadmissible que les contrats conclus avaient précisément pour objet d’inscrire les bénéficiaires de minimas sociaux dans un parcours d’insertion… », fustige l’avocate.

Une ardoise très salée pour l’Education nationale…

Estimant la situation injuste, Hélène Azran a attaqué son employeur, en l’occurrence le lycée sablais Savary-de-Mauléon, choisi par le Rectorat pour gérer l’intégralité des dossiers CUI de Vendée et d’une moitié de la Loire-Atlantique. N’ayant ni personnalité juridique ni budget pour cela, les écoles ne pouvaient elles-mêmes gérer leurs salariés. En 2012 les prud’hommes des Sables sont saisis, et rendent un jugement favorable à Hélène Azran, ordonnant la requalification de son CDD en CDI, et lui reconnaissant le statut d’agent contractuel de droit public. Elle est par contre renvoyée au tribunal administratif pour tout ce qui concerne les conséquences indemnitaires de ce jugement. Elle perd ensuite en appel, puis aussi devant le tribunal administratif, mais en juillet 2014 la Cour de cassation annule le jugement en appel prud’homal et renvoie les parties devant la Cour d’appel de Bordeaux ! Tout le monde suit ? « L’Education nationale avait un délai de quatre mois pour saisir cette juridiction, mais depuis, plus aucune nouvelle en dépit de multiples relances… donc c’est le jugement rendu par les prud’hommes des Sables qui a force de jugement et qui doit être pris en compte. Sauf qu’on se retrouve dans une situation ubuesque avec deux jugements de fond contradictoires rendus par la justice administrative et prud’homale, et que, chose très rare, nous allons devoir saisir le tribunal des conflits pour statuer », s’insurge l’avocate de Hélène Azran, qui, à 57 ans aujourd’hui, dit toujours vivre dans une grande précarité… « Ils m’ont jeté après m’avoir bien utilisée pendant six ans. J’ai terminé fin avril un petit contrat de 20 heures dans une asso, pour 675 € mensuels, et aujourd’hui plus rien, je touche 500 € de chômage, alors que je ne demande qu’à travailler… ».

sansculotte

Du côté de l’Education nationale, une fois n’est pas coutume, point de langue de bois de la part de notre interlocuteur qui souhaite néanmoins rester discret : « La faille dans ces contrats nous a conduit depuis 2011 à assumer 72 procédures judiciaires en Vendée et en Loire-Atlantique, quasi toutes systématiquement perdues, avec à ce jour un coût d’un million d’euros de frais d’avocats et de versements d’indemnisations, somme pour moitié imputable aux dossiers vendéens. Une affaire juteuse pour nombre d’avocats à travers la France… mais c’est ainsi. Constitutionnellement, il est impossible d’intégrer la Fonction publique sans avoir passé un concours, donc aucun de ces contrats ne débouchera sur un CDI, en dépit des jugements, qui servent juste aux requérants à obtenir des indemnités. Par ailleurs, le ministère nous interdit formellement de proposer des CDI de droit privé, donc… ». Bref, l’Education nationale perd procès sur procès, règle la note, mais se retrouverait dans l’impossibilité d’obéir aux injonctions des tribunaux… ? Ce n’est en tout cas pas la version de moult avocats, syndicats et collectifs de victimes de ces contrats ! Hélène Azran, elle, est en plus victime à double titre, car, comme l’explique ce cadre de l’Education nationale devenu par la force des choses spécialiste de ce sujet : « Elle n’a en quelque sorte pas eu de chance par rapport à d’autres requérants, puisque les tribunaux lui ont en tout accordé 5500 € d’indemnités, là où d’autres ont perçu jusqu’à 15.000 €. On remarque que les prud’hommes y vont de plus en plus fort au fil des dossiers. Elle est victime d’un système bancal lancé en 2006, et nous n’y pouvons rien, vraiment, surtout que ce n’est pas faute d’avoir averti tout le monde lors des recrutements qu’il s’agissait de CDD renouvelables trois fois seulement qui ne déboucheraient sur rien… ».

En tout cas, sacrément échaudé, le ministère a depuis 2012 blindé ce types de contrats, au nombre de 550 aujourd’hui en Vendée (des auxiliaires de vie scolaire avant tout, recrutés pour accompagner les élèves handicapés). Des enveloppes ont été débloquées pour assurer la formation de chacun ; chaque salarié signe un document stipulant qu’il a pris connaissance de cela et s’engage à suivre une formation. Restera pour les milliers d’autres et aussi pour l’Etat une belle gabegie humaine et financière…

Soirée solidaire pour les grévistes de la clinique d'Auzon

Plusieurs centaines de personnes sont venues hier soutenir les salariés de la clinique psychiatrique d'Auzon, en grève depuis 24 jours, lors d'un concert au bar les Régates.


La grève s'est lancée "spontanément" fin mars alors qu'un débrayage avait déjà eu lieu en novembre 2016. Estimant ne pas être "compris" par la direction, les conditions de travail n'étant pas à la hauteur des besoins des salariés, leur vie privée étant "attaquée", les effectifs trop justes par rapport à la charge de travail, un gèle des salaires depuis 2012, des salariés malades trop peu remplacés, bref, de nombreuses revendications ont motivé ce mouvement de grève.

mediacoop

Les salariés demandent aussi des plages de repos "nécessaires lorsqu'on travaille dans la santé mentale". Au bout de 24 jours, la fatigue commence à se ressentir, surtout lorsque les négociations n'aboutissent pas et les propositions faites par la direction jugées "ridicules". Alors qu'ils demandent une revalorisation de 150e net par mois, les 98% des soignants en grève reçoivent une proposition de 16e net. Si la revalorisation salariale demandée est possible par rapport au chiffre d'affaire "stable" et aux bénéfices "en nette progression", les salariés demandent surtout de la "considération", du "respect", et de la "dignité" : ils s'avouent "incompris" lorsqu'ils sortent des négociations chaque jeudi.

Voici la vidéo de cette soirée, avec une interview de Pascal Cohadon, infirmier à la clinique :

Les musiciens venus jouer par solidarité envers les grévistes sont les Flying Tractors. Cette soirée est à l'initiative des salariés et leur a permis de tenir un stand où l'on pouvait acheter de quoi manger afin de contribuer à leur cagnotte disponible sur Leetchi ; ce fût une réussite car elle a permis des rencontres, des échanges sur l'avenir de la santé en France, de permettre aux grévistes de se faire entendre, et de nouer la solidarité. Des syndicalistes de la CGT (et pas que) sont venus en masse, notamment ceux de la CGT Candia 63 qui ont vécu une situation similaire il y a quelques semaines.



















Inventerre, une entreprise en bâtiment pas comme les autres

Située en Haute-Garonne, cette société coopérative et participative (SCOP) de huit personnes organise le temps de travail en fonction des besoins collectifs de l’activité mais aussi individuels.


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Ils et elles sont ouvrier-es, maçon-nes et charpentier-es. Leur savoir-faire : la rénovation et la construction en terre-paille. Leur démarche repose sur trois piliers : l’autogestion, la maîtrise de l’outil de travail, la construction écologique.

Lors de l’établissement du planning d’un chantier, le temps de chacun-e est évalué sur une moyenne de 75 % à 80 % de temps de travail et non 100 %, ce qui fait qu’un chantier qui durerait cinq semaines avec une entreprise classique, prend sept semaines environ avec la SCOP.

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La réduction du temps de travail fait partie des choix de départ des associés de la SCOP, et ça leur réussit. Quand un membre y entre, il ou elle y reste en général jusqu’à sa retraite. L’entreprise, elle, fêtera ses 30 ans en 2017.

Autogérée, la coopérative ne fait pas non plus de distinction de salaires : tout le monde gagne autant, c’est-à-dire 12 € bruts de l’heure, soit 1,24 fois le SMIC. Ce qui donne un salaire annuel de 13 000 € à 15 000 €."Avec ce salaire, je fais des économies ! Il faut dire que nous avons construit notre maison depuis longtemps avec Mary, ma compagne et associée", précise Alain Marcom, l’un des fondateurs.

Et que fait-il du temps libéré ? Bientôt retraité, Alain fait son jardin, bouquine, lutte contre une autoroute, participe à une association de diffusion des savoir-faire en construction écologique, rédige un guide de bonnes pratiques, fait de la recherche ethnologique sur les constructions en terre dans le monde, milite aussi dans le Réseau coopératif travail autogestion (RECOTA), réseau informel de SCOP pour faire valoir l’autogestion, les organisations non hiérarchisées et non capitalistes.

Source : Léa Till pour Silence
Photos : © Marc Bernard


Contacts :
Inventerre, La Frise, 31460 Francarville, tél : 05 62 18 91 39
Réseau coopératif travail autogestions : http://recota.org.



















Accompagner l’entrée dans le métier agricole 

Depuis une dizaine d’années, des acteurs du développement agricole et rural proposent des dispositifs à même de faciliter l’installation d’une grande diversité de candidats et participent ainsi à la redéfinition du métier de paysan.



Disposer d’un droit à l’expérimentation, à l’erreur, ou encore « se faire la main » : les personnes non issues du milieu agricole [1] doivent pallier un manque de repères par rapport à ceux qui ont grandi à la ferme. Ce qui peut constituer une force là où d’autres sont bloqués par les a priori, est aussi une faiblesse au moment de s’installer. Ce public prend une place grandissante depuis les années 1980 et représente 45 à 50% des installations annuelles depuis 2007 [2]. Même si l’installation se réforme (cf. ci-dessous), l’hétérogénéité et les spécificités de ce public causent du souci aux conseillers institutionnels : des projets hybrides sur des marchés différenciés, une moindre expérience agricole, des motivations éthiques, une volonté d’indépendance…

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Créé en 2005 à Ambricourt (62) par l’Afip Nord-Pas de Calais, le Germoir est le premier espace test agricole ; la ferme et les 4 ha sont propriété de la Foncière Terre de Liens.

S’adapter au public

En écho à des pratiques informelles, de nouvelles propositions d’accompagnement se sont formalisées sur l’émergence de projets (formations « De l’idée au projet ») et en matière de test agricole (espace test, couveuse, CAE [3]). Avec les Contrats d’appui à la création d’entreprise [4] les Afip, Civam, Adear ou encore les Crefad ont mis en place des dispositifs, via leurs réseaux de paysans et d’accompagnateurs, pour tester concrètement les projets d’installation. Depuis la création du premier espace test en 2005, Le Germoir, dans le Pas-de-Calais, les initiatives se sont multipliées, des collectivités se sont emparées de cette forme de soutien à l’installation et le Réseau national des espaces tests agricoles, créé en 2012, rassemble aujourd’hui plus de soixante-dix espaces test (dont une quarantaine sont en fonctionnement).

Apprendre de l’expérience

Grâce à l’expérience accumulée, les réseaux d’accompagnement prennent du recul et mettent en place des formes de soutien hybrides, complémentaires et souples, comme en témoigne la Coopérative d’installation en agriculture paysanne (Ciap) 44, créée en 2012 et soutenue par le Conseil régional des Pays-de-la-Loire. Dans ce contexte émergent les dispositifs « pré-test », dont les plus aboutis sont le stage Paysan créatif de la Ciap 44 (cf. TRI n°435) et la formation Pratiques Paysannes du Celavar Auvergne (cf. ci-dessous). Le pré-test est une formation-action pour pallier les manques de l’enseignement souvent considéré comme trop théorique et pour se préparer avant un contrat Cape proposé par les couveuses, qui suppose souvent d’avoir une idée précise de son projet et des compétences suffisantes.

Ces formations se caractérisent par une alternance méthodologie de projet-pratique ; plusieurs sont expérimentées dans différents territoires mais les coups d’essais ne sont pas encore transformés. Pour développer le pré-test, il est essentiel de trouver les moyens de rémunérer les stagiaires durant une période longue et de financer une partie de l’ingénierie et l’animation. En d’autres termes, la collaboration des services régionaux de la formation, des services publics de l’emploi et des organismes paritaires collecteurs est essentielle pour développer ces propositions de manière pérenne et accessible.

[1] Les « Nima » constituent une partie des « hors cadres familiaux », catégorie qui regroupe tous les repreneurs n’ayant aucun lien de parenté avec le cédant.
[2] Chiffres de l’Observatoire de l’installation
[3] Coopérative d’activité et d’emploi.
[4] Le Cape autorise un chef d’entreprise à avoir un statut de salarié durant les premières années où il dispose aussi d’un appui comptable et financier.

Source : David Fimat (Réseau Civam) pour Transrural Initiatives
Crédit photo : Afip Nord-Pas de Calais

Installation, une ouverture subtile…

La Loi d’avenir agricole promulguée en 2014 a cherché à refondre les textes fondamentaux de l’accompagnement à l’installation. Si cette loi n’a pas conduit à la révolution imaginée par certaines associations lors des Assises de l’installation de 2013, elle a tout de même abouti à une certaine ouverture des dispositifs. Simon Tardieux, administrateur de l’Adear du Loir-et-Cher explique : « Grâce à la mise en place des comités régionaux d’installation -transmission nous disposons aujourd’hui d’un espace de rencontre avec les différents acteurs. Dans certains départements, cela a amélioré nos relations notamment avec les chambres d’agriculture, dans certains départements. »

Une des mesures phares de cette réforme est la transformation des points infos installation (PII) en points accueil installation (PAI). Un changement de sigle pour ce guichet unique d’accueil des porteurs de projet qui doit incarner la fin d’un repli sur soi souvent reproché aux PII. Dans les faits, la majorité des PAI restent gérés par les chambres d’agriculture ou le syndicat Jeunes agriculteurs, mais des conventions de partenariat avec des associations se développent. La mixité des approches et la pluralité des accompagnateurs devraient attirer des porteurs de projets d’horizons divers et favoriser l’installation de projets dits « alternatifs », souvent moins productivistes et mieux connectés à leur territoire. Ces mêmes projets sont par ailleurs encouragés par la nouvelle modulation de la dotation jeune agriculteur (DJA) en fonction de critères liés à l’écologie et à la création d’emploi. Les candidats ne sollicitant pas d’aides peuvent, grâce à la réforme, accéder au parcours d’accompagnement à l’installation (PPP) mais semblent toujours bouder cette escorte. Les candidats non originaires du milieu agricole sont eux favorisés (27% des DJA accordées en 2015 ont bénéficié d’une modulation positive en fonction de ce critère).

Source : Pauline Salcedo pour Transrural Initiatives



Le pré-test façon Pratiques paysannes

« Entre l’émergence et l’installation, il manquait quelque chose », fait remarquer Thomas Frémont, animateur de la formation Pratiques paysannes, expérimentée en Auvergne par 8 stagiaires en 2015-2016. En plus d’un accompagnement à la finalisation du projet d’installation, la proposition était de guider la recherche comme le retour de stages, dans une logique de souplesse et au cas par cas. « Pour les stages pratiques, plutôt que de faire deux mois sur une ferme ou dans une entreprise rurale, les stagiaires découpaient ces périodes en trois fois trois semaines dans trois fermes différentes pour suivre une même ferme à différentes saisons. » Sur 14 mois, ils ont multiplié les stages en alternance avec, tous les deux mois, des séances de formation collective favorisant l’identification par chacun de problématiques que le stage suivant devait permettre de creuser.

« Dans les premiers stages ils ont testé leur appétit à faire ce métier puis, dans les suivants, leur capacité à entreprendre, à gérer, assumer des situations plus ou moins complexes, à prendre des décisions techniques, etc. » Ce format s’est avéré très satisfaisant pour les stagiaires, qui s’estiment prêts à se lancer ou tester grandeur nature.

Source : David Fimat (Réseau Civam) pour Transrural Initiatives



















« On ne travaille pas à Longo Maï, on y vit »

La remise en cause du salariat constitue l’un des fondements de la communauté Longo Maï, créee dans les années 1970. Dans plusieurs lieux, comme au Mas de Granier dans les Bouches-du-Rhône, cette expérience de vie et de travail communautaire sans salaire fonctionne encore, malgré les désaccords et les prises de bec qui sont un des moteurs de la vie collective.


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« Je ne sais pas si j’aurai le temps de venir, je suis en train de faire deux choses en même temps ! Tu pourras leur dire qu’on est débordés à Longo Maï ! », lance Marc* en brûlant des feuilles avant d’aller nourrir les cochons. En ce lundi de Pentecôte, tout le monde vaque à ses occupations dans la cour du Mas de Granier, une des coopératives de Longo Maï installée dans la plaine de la Crau. Férié ou pas, c’est le jour de la réunion hebdomadaire dans la grande maison entourée des champs de foin de la communauté. On y parle de la vie collective, des disputes, des prochaines manifestations. Et de travail.

Le sujet est récurrent, c’est autour de la critique du travail avec un grand T qu’est née l’utopie de Longo Maï : travailler, d’accord, mais pas à n’importe quel prix, et en échappant au chantage des banques et à leur idéal de crédit bancaire. En un mot, « se libérer du salariat qui transforme l’humain en marchandise », explique Hanes, un des membres fondateurs de la ferme des Bouches-du-Rhône.

Des “hors-les-clous” contre le salariat.

Tout a commencé au début des années 1970, en Suisse, où une poignée de jeunes étudiants et militants ont commencé à rassembler des gens et à réfléchir à des alternatives au salariat. Au bout de quelques années de discussion, le noyau dur décide d’incarner cette réflexion : « À cette époque-là, tout le monde désertait la campagne et notre mouvement s’inspirait de la mouvance autonome d’occupation. Les premières fermes qu’on a achetées dans les années 1980 n’étaient pas sous la pression immobilière. Elles étaient en ruine », raconte Hanes, un habitant de Longo Maï de la première heure. « Et comme on était un peu ‘‘hors des clous", on dérangeait. Mais toutes ces questions n’ont pas pris une ride ! » « Enfin les idées, pas les gens ! », précise Manu*, habitant la ferme depuis trois ans.

Aujourd’hui, le réseau Longo Maï, représente une quinzaine de lieux en France, en Suisse, en Allemagne, en Autriche, en Ukraine et jusqu’au Costa Rica. Si les grandes lignes politiques sont partagées par tous les lieux, chacun a son organisation spécifique et ses caractéristiques propres. Au Mas de Granier, c’est le maraîchage et la conserverie qui sont à l’honneur. Chaque semaine, les fenouils à la romaine, courgettes à la menthe et autres coulis et confitures peuplent les marchés de la région, à Arles, à Marseille et dans quelques foires bio de la région. Des brochures et des journaux indépendants sont toujours glissés entre les bocaux et tiennent au courant des luttes politiques locales. Une boulangerie est aussi installée dans la maison et du foin de Crau, qui bénéficie d’une protection AOC (Apellation d’origine contrôlée) pour ses qualités et les particularités de sa production (notamment par un système d’irrigation par submersion), est cultivé aux alentours. Environ vint-cinq personnes, toutes générations confondues, vivent sur le Mas de manière permanente et des gens de passage viennent pour se former au fonctionnement d’un lieu collectif et aux techniques agricoles.

Un travail attrayant et papillonnant

Pour faire tourner le jardin et la conserverie, tout le monde met un peu la main à la pâte, des semis à la cuisine en passant par l’emballage et la vente. « On fait rarement le même geste plus d’une heure trente ou deux heures d’affilée ! », constate Cécile, qui vit ici depuis quelques années. « C’est un luxe immense, quand on voit des gens qui font le même geste toute leur vie ! » Tova, la cinquantaine, est à la ferme depuis quelque temps seulement. Il a longtemps travaillé dans le journalisme et le théâtre. Depuis son arrivée, il dit « beaucoup moins vivre la division du travail : je travaille souvent au jardin la journée, mais je m’occupe aussi de nourrir nos oiseaux le soir et je fais le ménage. Selon moi, pour être satisfaisant, le travail doit être à la fois attrayant et papillonnant. »

Avec ce rythme aléatoire, impossible de quantifier le nombre d’heures de travail effectuées puisque dès le réveil, on répond au téléphone, on fait de la compta en buvant son café... Et selon les saisons, la quantité de travail n’est pas la même : « en période de récolte, on peut travailler quinze heures d’affilée un jour et dormir toute la journée le lendemain. »

L’équilibre entre la diversité des activités et leur rationalisation est difficile à trouver. Hanes, en est le témoin depuis 40 ans : « Il y a forcément des gens qui s’intéressent à certains domaines plus que d’autres et il faut bien qu’on soit formé techniquement pour pouvoir produire efficacement ! Mais la spécialisation est une tendance qui t’avale vite. Ce qu’on veut éviter, c’est d’enfermer quelqu’un dans ses spécificités et/ou de lui donner un pouvoir par rapport à ça. C’est la base de l’autogestion. » La formation est donc plutôt pensée comme un outil de transmission : « ce qui nous intéresse, c’est de créer des outils qui soient réutilisables par d’autres », précise Manu.

Sans salaire, mais pas sans argent

Ici, personne n’a de salaire. Une personne désignée s’occupe de la caisse commune et distribue l’argent en fonction des demandes de chacun-e et des besoins professionnels et collectifs. Avec les ventes au marché, la communauté parvient à s'autofinancer pour un peu moins de la moitié de son budget, le reste est financé par le siège de Longo Maï, basé en Suisse, qui a un statut d’ONG et organise régulièrement des campagnes de financement. Sans cet argent, les fermes de Longo Maï ne pourraient pas être des lieux d’accueil ou mener des activités politiques. Sur la ferme, une réunion fait le point une fois par mois sur les besoins d’investissements collectifs, mais aussi sur les dépenses personnelles. « Par exemple, je voudrais m’acheter un violon. Il coûte 800 €, donc on en discute ensemble pour voir si c’est possible ou pas. » La transparence absolue est exigée et tout doit être justifié en détails... sauf les 15 € hebdomadaires d’argent de poche : « récemment on a mis en place ce système parce que c’était un peu lourd de demander de l’argent à chaque fois qu’on allait en ville boire un coup », confie encore Cécile. « Bien sûr, tout le monde n’a pas les mêmes dépenses, mais moi ça ne me pose pas de soucis que quelqu’un dépense plus que moi, du moment que je peux satisfaire mes besoins. »

Sortir du salariat passe aussi par la reconnaissance de la « care economie », comme le précise Hanes dans un jargon d’économiste : « Dans la plupart des économies du monde, les activités domestiques ne sont pas considérées comme du travail, et donc pas comptabilisées. Ici, quand tu fais la cuisine, c’est vu de la même manière que si tu allais travailler aux champs. » Pourtant, pour certain.e.s, la distinction n’est pas si évidente à faire et le débat s’ouvre : « Moi je viens d’une famille de bosseurs, raconte Cécile,et ils me disent tout le temps : “De toute façon, toi t’es toujours libre". Ce qu’on fait ici, ils ne le reconnaîtront jamais comme du travail. C’est pour ça que je préfère parler d’activités rémunératrices ou non rémunératrices. »

D’ailleurs, à Longo Maï vivre sans salaire ne signifie pas vivre sans argent, même si, sur le sujet, les avis divergent : « On n’a pas choisi de vivre sans argent, précise Manu. De toute façon, dans cette société, ce n’est pas possible. Tu ne peux pas créer des îlots comme ça. Pour acheter des machines, il faut bien de l’argent ! Et puis on n’a pas vocation à l’autarcie, on vit dans un tissu social et professionnel donné et on s’y insère plus ou moins. » Sans revenus ni minima sociaux, les Longo maïens ne facilitent pas la tâche de la Sécurité Sociale qui ne sait plus comment s’y prendre pour les faire rentrer dans les cases. Ouvrir des droits à la couverture sociale devient un véritable parcours du combattant.

Collègues et colocs

En tout cas à Longo Maï, plutôt que des horaires de travail fixes, c’est le calendrier agricole et politique qui rythme les joies et les peines de la vie collective : « on a un agenda avec des choses qu’on doit faire, des réunions, des récoltes ou des semis, mais s’il faut bosser le dimanche, on bosse, explique Tova. Même si en général, le week-end c’est plutôt le moment où il se passe des choses politiques, en général en-dehors de la ferme. » Pourtant, la temporalité collective ne semble pas toujours évidente à gérer pour tout le monde : « si tu as pas trop d’atomes crochus avec certains "collègues", tu les vois non seulement pendant les temps d’activités, mais aussi le soir, le midi, le matin au petit-déj... », confie Cécile en souriant en coin.

En tout cas, avoir le temps permet à certain-e-s de prendre la poudre d’escampette et d’aller tisser des liens ailleurs : « L’utopie de Longo Maï ne se fait pas hors-sol, explique Hanes. Elle est incluse dans un contexte politique. Pour nous, notre réseau d’amis et d’alliés un peu partout dans le monde est essentiel. » Manu se rend par exemple régulièrement dans les autres fermes de Longo Maï en France et en Allemagne et entretient aussi des liens avec d’autres initiatives extérieures au réseau.

Le débat aurait pu se poursuivre longtemps, mais une bourrasque de mistral manque de tout faire s’envoler et c’est le moment que choisit Hanes pour se lever de sa chaise : « Je ne vais pas pouvoir rester trop longtemps, je suis sous la pression du travail », sourit-il malicieusement derrière ses lunettes. En guise de conclusion qui met (à peu près) tout le monde d’accord, Manu résume : « Ce qui est sûr, c’est qu’on ne travaille pas à Longo Mai, on y vit. »

* Certains prénoms ont été modifiés

Source : Hélène Servel pour LUTOPIK
Dessin : Laurine Lestrat

Le réseau Longo Maï

La première communauté Longo Maï, qui signifie «que ça dure longtemps» en occitan provençal est fondé en 1973 à Limans dans les Alpes-de-Haute-Provence. Elle regroupe aujourd’hui 10 coopératives agricoles autogérées en France et dans le monde. Ces «archipels de lieux ouverts» sont nés dans la contestation et prônent la résistance et l’expérimentation de l’utopie pour «bricoler un futur plus harmonieux». La communauté dispose d’un outil d’information, radio Zinzine, qui émet depuis 1981 pour à la fois créer le lien avec l’extérieur et servir de plateforme politique.



















Une coopérative pour dire le travail


Grâce à des ateliers d’écriture et la publication d’une revue, les fondateurs d’une coopérative d’écriture et d’édition proposent de faire reconnaitre les savoirs liés à chaque métier.


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Quel point commun entre une infirmière, un plombier, un marin-pêcheur ou une bibliothécaire ? « Ils ont tous beaucoup à raconter sur leur métier », estime Patrice Bride, l’un des fondateurs de la coopérative Dire le travail, basée à Paris. Ancien rédacteur en chef des Cahiers pédagogiques, il a eu l’occasion d’aider les enseignants à décrire ce qu’il se passait vraiment dans leur classe. Il a ainsi acquis la conviction que dans l’éducation nationale mais aussi les hôpitaux, l’ensemble des services publics et les entreprises, « les choses se font parce que les gens se débrouillent vaille que vaille pour que ça tourne. On confond souvent, aujourd’hui, l’emploi (ce qui est demandé aux gens), et ce qu’ils font réellement pour que ça aboutisse. Le travail ne se résume pas à un ensemble de procédures et de consignes. On y met toujours du sien. Il y a beaucoup d’humain dedans même si certaines structures ont une volonté de contrôle complet de ce que font les gens. »

« Une forme d'émancipation »

Pourquoi passer par l’écriture pour « dire le travail » ? « Souvent, à l’oral, on commence par se plaindre des difficultés, de ce qu’on n’arrive pas à faire, a remarqué Patrice Bride. C’est frappant de voir comment, quand ils passent à l’écrit, les gens réalisent à quel point ils arrivent à faire les choses. Cela leur permet de se réassurer. C’est une forme de reconnaissance de soi, d’émancipation, qui pourra ensuite leur servir dans le cadre du travail. » Les fondateurs de la coopérative ont également la volonté d’utiliser l’outil numérique pour démocratiser l’accès à l’écriture, et faire en sorte que les travailleurs eux-mêmes puissent raconter leur métier sans passer par le regard de chercheurs ou de journalistes. Ils défendent une « vision assez large du travail », incluant la recherche d’emploi et le bénévolat. Des ateliers d’écriture ont déjà été lancés, et des textes sont en préparation pour lancer une publication. « Nous aimerions que les auteurs/lecteurs puissent passer d’une position à l’autre de façon régulière », précise Patrice Bride. La coopérative, qui compte 45 sociétaires, espère financer en partie ses activités grâce à la formation professionnelle.

Lisa Giachino


















Des coursiers à vélo veulent dépasser l’ubérisation par la coopération

Les opposants à la réforme du code du travail manifestaient jeudi 21 septembre. Parmi eux, des livreurs à vélo de la plate-forme de livraison de repas à domicile Deliveroo. Ils dénoncent la précarisation et l’ubérisation de leur métier. Et préparent l’alternative : une plate-forme coopérative.


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Ils étaient quelques-uns à la manifestation contre les ordonnances de la loi Travail, à Paris, jeudi 21 septembre. La veille, des coursiers à vélo se retrouvaient aussi à la Bourse du travail à Paris, pour un débat sur l’ubérisation. Organisé par l’association Coopcycle, il réunissait syndicats, collectifs, acteurs coopératifs, chercheurs et politiques tels que Danielle Simonnet, conseillère de Paris et coordinatrice du Parti de gauche, Bernard Friot, fondateur de l’association réseau Salariat, ou Jérôme Pimot, fondateur du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap).

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Lors de la manifestation du 21 septembre contre les ordonnances sur le travail. Des livreurs à vélo y ont participé de manière dispersée.

Entre 100 et 150 personnes étaient présentes dans la salle Ambroise Croizat pour lancer une réflexion sur l’ubérisation de l’économie et les alternatives.

L’ubérisation est un détournement de la responsabilité légale des employeurs envers les travailleurs, opéré par la modification du statut de travailleur : celui-ci n’est plus salarié mais indépendant face au donneur d’ordres avec lequel il est en relation essentiellement par téléphone ou internet. Elle est issue de l’univers du numérique et de l’économie collaborative, mais se nourrit du travail indépendant pour générer des profits, pas vraiment distribués. Si cette ubérisation se généralisait, elle pourrait, estiment ses critiques, détruire le régime de protection des travailleurs.

C’est ce que font certaines plates-formes comme Deliveroo, une entreprise de livraison de repas, en imposant le statut d’autoentrepreneur à ses livreurs. Comme ceux-ci ne sont rattachés à aucune structure salariale ou syndicale, et sont dispersés et individualisés, les plates-formes peuvent imposer leurs règles et leurs conditions de travail parfois extrêmes.

Ainsi, le 27 août, Deliveroo a annoncé qu’elle paierait désormais ses coursiers à la course et non plus à l’heure. Le Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap) a dénoncé cette modification à double titre. D’une part, elle rend les conditions de travail plus dangereuses, puisque le tarif à la course pousse les livreurs à rouler plus vite, puisqu’ils ne sont payés que quand ils roulent. D’autre part, il estime que le pouvoir d’achat des coursiers pourrait être réduit de 30 %. Cela représente du chiffre d’affaires, et non du salaire. « Tout se joue sur l’abus de langage entre travailleurs indépendants et autoentrepreneurs. Cela ressemble à du salariat déguisé », dit Jérôme Pimot.

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À la Bourse du travail, le 20 septembre. Comment lutter contre la généralisation de la précarité favorisée par le numérique ?

Durant la discussion à la Bourse du travail, il est apparu que ce n’était pas le travail indépendant qui est critiqué, mais la précarité du statut d’autoentrepreneur, qui se généralise peu à peu. Pas de cotisations — ni au chômage, ni à la retraite —, situation d’exploitation, et des conditions de travail qui se dégradent un peu plus chaque jour. Pour Danielle Simonnet, « l’ubérisation nous rend complice d’un suicide social collectif. C’est l’étape 2.0 du capitalisme ».

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Alexandre Segura : « Les personnes concernées devront s’approprier l’outil coopératif. »

Les intervenants se sont retrouvés sur le modèle à suivre pour mettre fin à cette précarité : la coopération. « Il faut ré-insuffler un projet politique dans le modèle coopératif, et arriver à un modèle économique viable », dit le syndicaliste Stéphane Fustec (CGT-SAP). Concrètement, il s’agit de développer les entreprises partagées, avec un salariat sans rapport de subordination, encourager la solidarité, mutualiser les droits, les compétences, les idées, se réapproprier et socialiser les moyens de productions numériques. Pour Jérôme Pimot, fondateur du Clap, il faut « réintroduire le syndicalisme auprès des jeunes, revenir vers du collectif ».

L’association des travailleurs en coopérative leur permettrait de contrôler collectivement les plates-formes qui les mettent en relation avec les clients et de ne plus être abusivement ponctionnés. Le statut de coopérative n’exclut pas le financement extérieur mais il attribue aux salariés un minimum de 51 % des parts de la société, ce qui leur donne un pouvoir collectif.

C’est le projet de l’association Coopcycle : créer une plate-forme coopérative de livraison de repas à vélo, grâce à un logiciel open source géré comme un bien commun. Le code source sera placé sous une licence à réciprocité, ce qui signifie qu’il ne peut être utilisé commercialement que dans le cadre d’une entreprise collective appartenant à ses travailleurs, dans laquelle les gains financiers sont répartis équitablement. C’est une licence « anticapitaliste », précise Alexandre Segura, son créateur. Elle permettrait de pérenniser le métier de coursier, de structurer la profession et de favoriser le statut de salarié.

Pour l’instant, l’outil technologique — le logiciel — existe, mais la plate-forme n’est pas encore opérationnelle. Il faut désormais trouver un modèle économique sur lequel s’appuyer et faire des expériences avec des restaurateurs, commerces, associations et mairies pour concrétiser la plate-forme et le projet. « Les pistes sont multiples, mais nous n’avons pas toutes les réponses. L’objectif pour Coopcycle est d’arriver à la version 1. Une fois qu’elle sera prête, nous pourrons la lancer. Ce sera ensuite aux personnes concernées, livreurs, prestataires de se l’approprier, de l’améliorer, de l’adapter et de la faire vivre », dit Alexandre.

Source : Fanny Dollberg pour Reporterre
Photos : © Fanny Dollbert pour Reporterre



















Une chef d'entreprise qui a choisi la qualité

Sandrine, auto-entrepreneuse : un choix de vie en Combraille



Après le bac S Sandrine a passé un BTS Informatique option imagerie numérique passé au Puy-en-Velay. La vie de couple faisant que les situations professionnelles se jouent à deux, Sandrine a composé avec la contrainte géographique. Elle a eu son premier emploi à Paris : « Je bossais dans une imprimerie et je faisais surtout de la reproduction … pas vraiment comme ça que je voyais les choses, en tout cas je ne me voyais pas faire ça très longtemps. On cherchait avec impatience à revenir en Auvergne. Et, au bout d’un an la mutation est arrivée : Clermont-Ferrand ! Je n’ai même pas attendu de trouver dans ma branche, j’ai tout de suite cherché à me diversifier et j’ai trouvé ce que je voulais, un travail dans l’éducation/animation avec le CLISMA ; Comité liaison inter migrants en Auvergne ? ». Sandrine ne se souvient pas précisément du sigle. Elle explique : « Je donnais des cours d’alphabétisation dans le cadre de la formation adultes, et d’apprentissage du français auprès des enfants sur les campements de gens du voyage. A cette époque on vivait près de la gare de Clermont-Ferrand, on aspirait à un environnement moins bruyant, plus vert, d’autant que le premier bébé s’annonçait… Financièrement il n’était pas envisageable d’acheter sur Clermont, alors on a élargi la recherche plus largement et nous avons été séduit par une maison à retaper à Neuf-Eglise. Beaucoup de travail pour remettre la maison en état mais un cadre de vie agréable pour la vie de famille qui a guidé qui a toujours guidé mes choix. Trois enfants y sont nés et y grandissent. Ils sont actuellement âgés de 7 à 12 ans. Avec des petits il ne me paraissait pas intéressant d’être salariée hors de la maison. Cela m’aurait imposé des trajets qui auraient non seulement coûté financièrement, mais en temps et en énergie pour moi ; puis il aurait fallu courir entre mes horaires, ceux de l’école et encore pour conduire les plus jeunes chez une nounou, qu’il aurait fallu trouver et payer … bénéfice de l’opération ? Trop mince pour prendre cette option. D’autant que le week-end il aurait encore fallu courir pour faire tout ce que je n’aurai pas eu le temps de faire en semaine. J’ai donc fait le choix de ne pas avoir d’activité salariée à l’extérieur. J’avais repassé l’agrément d’assistante maternelle, c’est bien mais peu rémunérateur au regard des contraintes et des responsabilités. Alors quand la dernière à eu 6ans, en 2012, j’ai choisi de reprendre une activité, mais à mon domicile, en m’appuyant sur de ma formation initiale je me suis installée auto-entrepreneuse ».

Activité principale : création
Activité secondaire : création de site internet
Lieu de travail : son domicile
Matériel : ordinateur + scanner + massicot + plastifieuse
Véhicule perso pour les rendez-vous
Clients : les collectivités (ex : Communauté de communes du Pays de Menat), des particuliers (faire-parts de naissances, flyers pour des artisans, etc…, des associations (telle l’Association des commerçants, artisans et travailleurs indépendants de Menat et des Environs)
Caractéristiques : privilégie les délais courts et les devis « très corrects », choix assumé par le choix de travailler pour le pays des Combrailles.

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« Je bosse chez moi, le travail, c’est moi qui l’organise, sans horaire fixe, prédéterminé. Mon planning je le mets en place en conjuguant les impératifs familiaux et ceux des clients. Les semaines se suivent sans forcément se ressembler. Aujourd’hui il fait beau, j’ai envie d’aller jardiner, je me fais plaisir et le fais. En revanche ce soir, je vais m’installer devant l’ordinateur et travailler peut-être jusqu’à minuit, ça ne me dérange d’autant moins que les programmes TV ne m’attirent pas trop. Et dans la journée, quand je lève le nez de l’écran, la fenêtre m’offre un paysage qu’aucun autre cadre de travail ne me procurera ! Alors bien-sûr, je suis libre de mes horaires, ce qui peut-être un piège, c’est d’avoir des journées de travail très longues. Et j’émets quand même une restriction : quand je dis que mon lieu de travail chez moi ; je dis je précise que je prends les rendez-vous avec les clients soit chez eux, pour les particuliers, sinon dans un lieu tel que le café, parce que la maison c’est pour la famille, c’est un lieu intime, que je tiens à préserver ».

« Bien-sûr je ne dégage pas un salaire. Mon revenu apporte un bon complément au salaire de mon mari. Je paie les vacances, nous avons la possibilité ainsi de partir au ski en famille. Je peux me faire plaisir de temps en temps, et ce qui compte aussi c’est notre qualité de vie. Être présente et disponible auprès des enfants c’est mon choix, et puis …pour organiser ma vie sociale ! »

Sandrine mentionne l’importance pour elle de participer à la vie associative. Adolescente elle avait, avec quelques autres jeunes monté une association : « Mort au sida » qui organisait des spectacles de danses, chants et théâtre. Les représentations payantes permettaient de récupérer des finances reversées à une association de lutte contre le sida.

Aujourd’hui Sandrine reste engagée dans la vie locale. Son statut d’auto-entrepreneuse lui permet de bien cerner son emploi du temps. Ainsi elle est présidente du Centre de loisirs de la Communauté de communes du Pays de Menat et anime 2 ateliers théâtre dans le cadre péri-scolaire, trésorière du FSE au CES de St Eloy-les Mines elle y assure l’heure nécessaire sur les récrés du midi une fois par semaine, elle participe aussi à l’Association des commerçants, artisans et travailleurs indépendants, et suit assidûment les cours au club de Qi-Cong à St Eloy-les-Mines.

« Et cette année, pendant 4 jours je me suis organisée pour assister aux projections du festival du court métrage de Clermont-Ferrand. Avec mon téléphone portable, jusqu’au moment d’entrer dans la salle de projection, j’étais joignable pour les clients, prendre des rendez-vous …C’est pas super ? ».

Sandrine conclue : « Impossible d’envisager de partir travailler pour un patron qui donne des ordres, dans des conditions qui ne me seraient imposées sans que j’ai mon mot à dire !»

J’ai laissé Sandrine chez elle, à soigner son fils grippé avec une grosse fièvre, dans une campagne qui bien vivante, et sous le soleil.

Emballée par sa communicative joie de vivre comme elle l’entend car son statut le lui permet, j’ai oublié de lui demander comment ça se passe pour les « cotisations sociales », pour la Sécurité sociale, l’Assedic, pour qu’elle puisse, un jour percevoir une pension correcte pour vivre une retraite pas trop difficile Etc...

Source : GP pour Le trou des Combrailles



















A quand la semaine de 5 heures ?

L’association Bizi! imagine une société où l’on ne produirait que le nécessaire, et où chacun n’aurait à effectuer qu’une heure par jour de « travail contraint » pour la collectivité. A plus court terme, des économistes proposent de passer aux 32 heures hebdomadaires.


On parle beaucoup du gaspillage des ressources naturelles engendré par l’économie capitaliste. Mais il est un gâchis dont on fait peu de cas : la dilapidation de l’énergie humaine. Combien de vies laborieuses, dédiées à la fabrication de biens superflus, auraient pu être consacrées à la vie sociale, à l’art, à la politique, au jardinage, à la philosophie, ou à tout autre dessein jugé utile et agréable ? Au début des années 70, dans un laboratoire de physique, quelques chercheurs, doutant du sens de leur travail, décident d’évaluer « ce que serait, dans une France débarrassée du profit et des privilèges, la durée de la journée de travail nécessaire au fonctionnement de la société et à une production satisfaisant les besoins essentiels de tous ». Ils rencontrent des ouvriers pour leur soumettre leurs réflexions et recueillir leurs témoignages. L’ouvrage du collectif Adret, paru aux éditions du Seuil, sera intitulé Travailler deux heures par jour. Quarante ans plus tard, l’association basque Bizi ! s’en est inspirée pour rédiger non pas un plan d’action, mais un « exercice sur le papier » montrant, chiffres à l’appui, « qu'il serait possible de jouir simplement des belles choses de la vie sans s'épuiser à la tâche à longueur de journée, de semaine, ou de vie ». Bizi ! propose de « préserver la force des travailleurs » en supprimant les chantiers inutiles, le transport de marchandises qui pourraient être produites localement, les emballages, objets jetables ou peu solides, le marketing et la publicité… La production serait ainsi, grosso modo, divisée par deux, ce qui permettrait de revenir au niveau des années 60. A cette époque, une planète aurait encore suffi pour offrir à chaque habitant de la Terre un train de vie équivalent à celui des Français. Aujourd’hui, il en faudrait trois…

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Tous les individus de plus de 16 ans

Seconde piste étudiée : remettre dans le domaine privé une partie du « travail contraint socialisé », c’est-à-dire le travail jugé indispensable au fonctionnement de notre société, et qui est aujourd’hui assumé dans un cadre professionnel. Cela pourrait concerner par exemple la fabrication du pain, la réparation de certains objets, des tâches domestiques et d’entretien de l’habitat… Cela permettrait de partager « le travail le plus pénible et le plus aliénant », et de « se réapproprier une partie du temps consacré aux besoins primaires ». L’amélioration des conditions de travail et une organisation des entreprises plus favorable à l’implication des salariés leur permettraient également de gagner en productivité, et donc de dégager encore du temps libre. Enfin, les militants basques proposent de bouleverser la répartition du « travail contraint socialisé ». Tous les individus de plus de 16 ans participeraient, dans la mesure de leurs possibilités, à la production de biens et de services. Les jeunes pourraient ainsi acquérir une autonomie, tester différents métiers, et poursuivre les études de leur choix sans être bloqués financièrement ou accaparés par les « petits boulots ». L’allègement du temps de travail favoriserait l’égalité entre hommes et femmes, et permettrait aux plus âgés de ne pas rompre brusquement avec la vie professionnelle. Au final, ces choix de société permettraient de réduire le temps de travail à 1 heure par jour et par personne. Comment financer un revenu suffisant pour tous ? Tout simplement en répartissant les richesses de façon plus égalitaire. « Le revenu de chacun(e) dépend essentiellement de la manière dont la société décide de distribuer une production globale entre ses membres, et non pas du nombre d'heures que chacun(e) a consacrées à cette production, écrit l’association. Sinon, bien évidemment, Liliane Bettencourt aurait peu de chances d'être milliardaire. » Doux rêveurs, les militants de Bizi ? Ils revendiquent en tout cas « l'utopie dans son sens positif, en tant qu'horizon qui permet de rêver et de se projeter dans l'avenir ».

Le travail réparti équitablement

A plus court terme, d’autres projets proposent de réduire le temps de travail à 32 heures hebdomadaires. L’économiste Jean-Claude Moog, auteur du petit livre Pour travailler tous demain matin, s’est ainsi appuyé sur les ressources « disponibles ou mobilisables » dès maintenant afin de « répartir équitablement le travail ». Il propose par exemple que le fameux Crédit d’impôt d’aide à la compétitivité – 20 milliards d’euros distribués aux entreprises sous forme d’allègement de cotisations sociales – soit affecté à la création directe d’emplois. Autres mesures envisagées : une taxation de moratoire de trois ans sur les intérêts de la dette, la suppression des « niches fiscales » créées depuis 2001, la mobilisation des dépenses d’indemnisation des chômeurs et de la politique de l’emploi, la lutte contre la fraude fiscale, l’utilisation des gains de productivité ou encore la limitation de la rémunération du capital. Mises bout à bout, ces ressources permettraient, selon l’auteur, de créer près de 13 millions d’emplois tout en réduisant le temps de travail hebdomadaire. Ceci à niveau de production constant… et donc sans attendre un hypothétique retour de la croissance.

Source : Lisa Giachino pour L'âge de faire



















« Territoires zéro chômeurs » : comment créer son propre emploi sans s’imposer un « bullshit job » à bas coût

Avec son projet « Territoires zéro chômeurs de longue durée », l’association ATD Quart-Monde lance une nouvelle initiative contre le chômage. Celle-ci veut inverser la logique habituelle, en partant des compétences des demandeurs d’emplois pour créer les activités qui leur correspondent. Le tout, en gardant le bénéfice du statut salarié. A Colombelles, près de Caen, ainsi qu’à Pipriac et Saint Ganton, près de Rennes, les premiers demandeurs d’emploi ont été embauchés. D’autres attendent leur tour. Entre expérimentation et bricolage, malgré les difficultés liées à la nécessité de générer un revenu, et de ne pas faire concurrence aux autres entreprises, les projets se mettent en place.


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Ce reportage est le deuxième volet de notre série sur cette initiative.
Pour lire le premier épisode de cette série, cliquez ici.

A première vue, la cuisine semble prête à accueillir la machine à café. Mais Eric, qui vient de la repeindre avec son collègue Julien, n’est pas satisfait : « Il va falloir une deuxième couche. Ce n’est pas propre, en haut du mur. » Eric a le coup d’œil, et le coup de main : peindre était son métier pendant trente ans. Ses bras et son dos en souffrent aujourd’hui. Ses mains, régulièrement nettoyées au white spirit, sont extrêmement sèches. « Être peintre, c’est faire toujours les mêmes gestes. Je n’en pouvais plus, moralement et physiquement. J’avais envie de changer d’air. » Il y a un an et demi, Eric arrête l’activité commencée à seize ans « pour partir de chez ses parents ». Pointe à Pôle emploi qui l’oriente constamment vers des postes similaires à son ancien travail. « Je ne voulais plus faire cela. » Eric refuse de faire les démarches pour toucher le RSA, par honte. Grille ses économies, et perd progressivement espoir.

Jusqu’à son grand saut en parachute, comme il le dit aujourd’hui. Un saut dans l’inconnu avec le projet « Territoires zéro chômeurs de longue durée », que l’association ATD Quart-Monde expérimente à Colombelles (Calvados), où Eric est né. Comme lui, ils sont quelques dizaines de demandeurs d’emploi de longue durée à prendre part à cette initiative. Son principe : développer des activités qui répondent aux besoins d’un territoire touché par la pénurie d’emplois et la précarité (lire notre premier article sur le sujet). Depuis le mois de mars, les premières pierres de « l’entreprise à but d’emploi » chargée d’embaucher en CDI les premiers salariés, ont été posées. Elle a désormais un nom : Atipic ; et des bureaux, dans l’ancienne poste de cette ville de la banlieue de Caen.

Imaginer les emplois de demain

Seule une petite affiche A4 indique que l’on entre dans les locaux d’Atipic. « Nous devons refaire la façade, précise Eric. Mais il nous manque un échafaudage. » A l’intérieur, quelques bureaux et des ordinateurs. Cela fait une semaine que l’équipe administrative et les premiers « porteurs de projets » ont investi les lieux : l’ensemble paraît vide, mais il y a de l’effervescence, ce matin là. Une ruche où chacun s’affaire, les idées fusent, les paroles s’entremêlent et résonnent. Ici, on prépare la prochaine inauguration de l’entreprise ; là, on appelle à l’aide pour réparer la cafetière.

C’est ici que doivent s’imaginer les emplois de demain. Au milieu, une équipe administrative qui organise, prépare les premiers contrats, les paies, etc. Gwladys et Isabelle, dont nous vous parlions dans le premier article, en font partie. Ce sont les premières à bénéficier du projet. Leur travail permettra de lancer les nouvelles activités portées par les motivations des demandeurs d’emploi. Parmi eux, Julie, la trentaine. Son projet : développer un self à base de fruits et légumes - « un peu comme un fast food, mais sans être de la malbouffe » - avec une dimension solidaire. « Des familles deviendraient membres de l’association qui porterait le restaurant, et bénéficieraient de tarifs attractifs », explique Julie. La jeune femme a toujours travaillé dans la restauration avant de prendre un congé pour s’occuper de son deuxième enfant.

« Partir d’une idée pour développer un emploi »

Didier, 57 ans, travaillait dans la maintenance des machines dans une industrie de la région. Son CDD n’a pas été renouvelé. « Toute ma carrière professionnelle a été ainsi, en dents de scie, explique-t-il. Tu travailles deux ans, puis tu es arrêté pour « surmenage ». Tu reprends deux ans, tu es licencié. A partir de 57 ans, je pensais que je pourrai aller jusqu’à la retraite, mais non. » Comme lui, beaucoup de demandeurs d’emploi qui rejoignent le projet ont connu les méandres du marché du travail : la précarité, l’instabilité, l’impression d’être une main d’œuvre corvéable et ajustable à merci, et parfois même l’exploitation. « Avant d’arriver dans ce projet, j’ai travaillé deux mois sans aucun contrat, dans une entreprise d’insertion qui me promettait un emploi, souligne une des membres du projet. J’ai payé tous mes déplacements, très nombreux, sans être remboursée, tout en faisant garder ma fille par la nourrice. Jusqu’à ce qu’on me dise qu’il n’y avait pas d’argent pour m’embaucher. »

Entrer dans le projet à Colombelles, c’est un peu reprendre pied dans le monde du travail. Regagner confiance en soi et en ses capacités. Réfléchir à un projet concret. Didier aimerait fabriquer de petits objets à partir de bois de palettes récupérées. Il les vendrait ensuite aux fleuristes, pour leurs compositions florales. Il a aussi pensé à récolter des coquilles de fruits de mer pour les transformer en engrais. Pour cette deuxième idée, le plan financier élaboré par le comité de suivi du projet n’est pas des plus optimistes. « S’il faut étudier une troisième piste, je le ferai, réagit Didier. Le but est d’avancer, d’avoir un emploi, pas de stagner. Avant le projet, je ne pensais pas qu’on pouvait partir d’une idée pour développer un emploi. Je suis confiant, j’y crois, même si je suis en attente, car les choses prennent du temps. »

Les contraintes d’un modèle aux moyens limités

Avant de créer une nouvelle activité, il faut s’assurer que les critères sont réunis : l’activité peut-elle dégager un petit revenu (voir l’épisode précédent)? Est-elle innovante, non concurrentielle avec les autres entreprises ? Ne génère-t-elle pas un effet d’aubaine pour une entreprise qui aurait les moyens d’embaucher quelqu’un sans l’aide du projet ? De nombreux services existent déjà dans l’agglomération caennaise. La création d’un taxi solidaire, un des projets d’Atipic, entre-t-elle en concurrence avec les autres taxis du territoire ? La création d’un poste de pompiste pour le supermarché du coin ne permet-elle pas à cette grande chaîne de magasins d’embaucher à moindre frais ?

Dans les villages de Pipriac et Saint Ganton (4200 habitants environ), à 30 minutes au sud de Rennes, le projet Territoires zéro chômeurs est également expérimenté. Mais la stratégie adoptée y est plus offensive : il s’agit d’aller vite, et de prouver que des dizaines d’emplois peuvent être créés rapidement. Dans l’ancienne école accolée à la mairie, ce jour de mars, une quinzaine de membres du projet de Colombelles sont venus rencontrer ceux de Pipriac. Ici, l’entreprise inaugurée en janvier emploie alors 25 personnes, en plus des deux directeurs [1].

Lavage de voitures, portage de repas à domicile, surveillance des cours et des sorties des écoles, entretien des haies, maintenance des bâtiments, ménage, vente de bois, etc. L’objectif est de salarier dix nouvelles personnes tous les mois. « Si l’on cherchait l’activité avant d’embaucher, nous ne serions pas trente employés, avance le co-directeur Guillaume Bonneau. L’entreprise crée des postes de travail, et nous voyons ensuite comment développer le niveau d’emploi nécessaire. Nous lançons des activités qui sont parfois déficitaires ! » Une logique qui n’est pas celle des entreprises classiques, mais qui reste proche de celle du secteur de l’insertion.

« Nous n’avons pas l’impression d’avoir un patron »

L’organisation du travail est elle-aussi bouleversée. « Nous n’avons pas l’impression d’avoir un patron », souligne une des employés. Des référents ont été nommés pour les pôles d’activité, mais ce ne sont pas les responsables. « La responsabilité est partagée par tous les employés, précise Denis Prost, chef de projet d’ATD Quart Monde. Les chefs d’entreprise qui prennent part à l’initiative ne comprennent pas ce manque de hiérarchie. Pour eux, il faut un chef pour faire appliquer les règles ! » Autre particularité : la polyvalence des salariés. « Elle est obligatoire », ajoute Denis Prost. Un salarié peut être rattaché à l’entretien des espaces verts, et rejoindre le pôle « recyclage » (relooking de meubles, création d’objets en palette, couture, réparation de vélos, etc.) quand l’activité vient à manquer.

La polyvalence est un atout pour éviter la spécialisation du travail dans une tâche, dont la répétition deviendrait pénible. Mais ne représente-t-elle pas aussi un risque d’une démotivation des salariés passant sans cesse d’un travail à un autre ? « Ce n’est pas une extrême polyvalence, réagit Denis Prost. Chaque salarié a un fil conducteur, une spécialité, mais aussi des activités de repli. C’est en fait une souplesse qui est utilisée de temps à autres. » Une mixité surprenante apparaît à Pipriac : un ancien carreleur qui ne peut plus se baisser à cause d’un problème au genou explique à deux de ses collègues, novices en la matière, comment poser du carrelage. Le cours se fait en direct, chez un particulier qui a payé la prestation !

Développer une communauté de solidarité locale

« C’est bien d’embaucher rapidement, estime une employée du projet de Colombelles. Mais si au bout de cinq ans, l’entreprise est en faillite, on aura tout perdu. » Dans la banlieue de Caen, les porteurs du projet prennent de nombreuses précautions, notamment sur le plan économique. « Si des reproches nous sont faits sur la rentabilité économique de telle ou telle activité, nous mettrons en face ce que cela génère pour le territoire », indique Denis Prost de Pipriac. Aux autorités, ensuite, de décider d’augmenter l’aide à ces emplois bénéfiques pour la société. « L’idée est bien de multiplier les initiatives micro-locales, en vue de développer une communauté de solidarité locale », rappelle Denis Prost. En clair, redynamiser le territoire, éviter les déplacements quotidiens vers Rennes, et l’exode rural.

A Pipriac comme à Colombelles, le projet Territoires Zéro Chômeurs comporte, dans ses premières étapes, une part d’expérimentation voire de bricolage. L’entreprise créée est la base de lancement de multiples activités qui ont chacune leurs spécificités. Dans la banlieue de Caen, il manque des locaux et du matériel. Certains se découragent, d’autres ont peur de voir leurs projets initiaux être dénaturés. « Mon projet de restauration, c’est du rêve, pour l’instant ! », remarque Julie. Mais la réflexion avance grâce à des réunions collectives thématiques et des rencontres avec les acteurs locaux. « L’ambiance est très bonne, ajoute Eric. C’est ce qui est plaisant, et puis, pour des gens qui n’ont pas eu d’activité depuis longtemps, il est important de reprendre en douceur. Sinon, ils ne peuvent pas tenir. »

[1] Elle compte désormais 33 employés.

Source : Simon Gouin pour Basta!
Crédit photo : CC ManuB.

Pendant les mois qui viennent, Basta ! vous donnera des nouvelles du déploiement de ce projet.

Lire le premier épisode de cette série : « Territoires zéro chômeurs » : l’initiative qui souhaite partir des envies des gens pour créer leurs emplois.

Retrouvez sur le site d’ATD Quart Monde des nouvelles de chaque territoire engagé dans l’expérimentation.



















Et si on supprimait le travail (salarié) ?

Et si chaque individu, quels que soient ses revenus et sa condition sociale, recevait de la naissance à la mort de quoi vivre dignement, sans obligation aucune de travailler en contrepartie ? Une partie du mouvement politique pour la Décroissance reprend cette idée et défend l'instauration d'une Dotation Inconditionnelle d'Autonomie (DIA). Couplée à un Revenu Maximum Acceptable (RMA), cette variante du "Revenu de Base" prend place dans la conception d'une société qui aurait renoncé au mythe d'une croissance illimitée. Présentation en Bande Dessinée.


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Libérez la santé !

En septembre 2016, après quatre ans de préparatifs, une association regroupant médecins, accueillants, travailleurs sociaux et paramédicaux a ouvert un centre de « santé communautaire » à Echirolles : le Village 2 santé, proche du quartier du Village 2. Alors que la troisième ville de l’agglomération voit ses médecins partir à la retraite sans être remplacés, l’arrivée des « jeunes médecins » est plutôt vue d’un bon œil.


Linda vient chercher sa fille, en plein coloriage après sa séance d’orthophoniste. C’est important de finir ses coloriages alors je tente une diversion : « Je peux vous poser quelques questions ? » Gagné : la môme retourne à ses crayons. En voyant qu’elle arriverait en retard aujourd’hui, Linda avait appelé le centre pour garder un peu sa fille « en toute confiance. C’est plus que de la santé. Ça se rapproche du centre social mais sans assistanat, sans paupérisation. Je pense qu’il va apporter beaucoup au quartier. » Le Village 2 santé a ouvert à Échirolles à la fin de l’été, après quatre ans de réflexion et deux mois de travaux. Quelques particularités le distinguent d’un centre de soins classique. La plus frappante pour nos imaginaires de crypto-marxistes est l’égalité salariale au sein de l’équipe, des travailleurs sociaux aux médecins : onze personnes pour l’instant, qui se réunissent chaque semaine et s’organisent de façon non hiérarchique. Une autre est qu’il se revendique de la santé communautaire : pour faire court, un « système de santé pensé avec et pour toutes et tous » plutôt qu’imposé. Une troisième est que le Village 2 santé a choisi de s’implanter dans un quartier très populaire, longtemps 100 % HLM avec les loyers les plus bas de l’agglo. Dans les anciens locaux de l’ANPE, miraculeusement rendus chaleureux, où le centre s’est provisoirement installé à quelques centaines de mètres du quartier, l’ambiance est singulière : accueillante et combative à la fois. Le centre, « je m’y sens bien », me dit Ratiba qui me cause en attendant que sa fille termine son rendez-vous d’orthophoniste.

illustration article du Postillon / enfant dessine

Le lieu est ouvert à tous : les seuls proscrits sont les commerciaux des laboratoires pharmaceutiques, qui démarchent les médecins avec des échantillons. « Merci de ne pas insister : Non, c’est non » prévient une affiche qui les bannit pour « des raisons évidentes d’éthique professionnelle et de choix politique ». Dans les faits, un visiteur médical qui entrerait pour s’épancher sur ses conditions de travail insupportables serait sans doute reçu gentiment. On lui offrirait un café et on lui proposerait même de l’orienter vers un conseiller prud’homal. « C’est un lieu refuge, défend Yann : les gens peuvent venir, et déposer des choses. » Une femme a passé la porte un jour parce qu’une infirmière lui avait dit de venir. « Et une minute après elle s’effondrait dans la zone d’accueil. » Elle n’en revenait pas que deux professionnels s’arrêtent pendant trois heures pour l’écouter. « Si quelqu’une a besoin, on prend le temps. »

L’accueil a été conçu avec les habitants. Du plus banal - tables, chaises, journaux, banquettes, livres pour enfants, coffre à jouer - au plus rare : café ou infusion à disposition, tableau blanc et feutres pour recueillir les idées des usagers, affiches sur les murs, messages de prévention ou messages de soutien et de lutte. « Free Palestine. » « Power to the People. » « Refugees Welcome. » Reprenant l’esthétique des paquets de clopes : « L’injustice sociale nuit gravement à la santé. »

illustration article du Postillon / Tasse de café

Dans l’entrée, signé par toute l’équipe : « Énoncé d’intentions politiques : le système de santé en France n’est pas satisfaisant. […] il est vecteur de nombreuses discriminations. » Sur une table, le programme du centre pour le mois d’avril. Édito lapidaire récapitulant les suicides des personnels infirmiers et les mouvements de grève hospitaliers ces derniers mois, qui conclut : « Voilà la réalité de ce qui se cache derrière les mots “diminution du nombre de fonctionnaires’’, “réduction du déficit’’, “gain de productivité’’, “loi HPST’’, “tarification à l’acte’’, “management hospitalier’’, “rationalisation des pratiques’’, “baisse des charges sociales’’, etc. La santé n’est pas un produit, l’hôpital n’est pas une entreprise, les usager.e.s ne sont pas des client.e.s, la Sécurité sociale est un combat. Et nous, nous sommes en colère... »

Pas banal non plus, le comptoir où Faïza et Alex, les accueillants, reçoivent les usagers à tour de rôle, selon leur planning ou au pied levé. On ne se contente pas de donner des rendez-vous ou de demander des cartes vitales. « Au début les gens étaient même surpris que je leur demande si la consultation s’était bien passée », remarque Faïza. Les premiers jours, personne ou presque : « On en avait des sueurs froides ». La fréquentation n’a fait qu’augmenter. Depuis quelques semaines un des derniers médecins du Village 2 est en arrêt, ça ne désemplit pas : ses patients se tournent vers le centre, comme Azzedine. « C’est amical ici. » Il vient se faire soigner, Yann l’assistant social passe par là : il en profite pour demander un coup de main sur de la paperasse. Ping-pong administratif ordinaire. Beaucoup de gens ne passeraient pas la porte d’un centre social. Ici, au lieu de dire « allez voir une assistante sociale », les médecins peuvent répondre : « Y’a Yann ou Jérémy à côté, vous pouvez lui parler. » Parfois, le médical est un prétexte. « Et on participe à des colloques sur comment se parler entre soignants et services sociaux... » Ça fait marrer Jérémy, qui était éducateur spécialisé avant de rejoindre l’équipe. Ici, lui et Yann sont accompagnants en soins sociaux. Des soignants comme les autres.

On peut entrer ici sans raison. Les usagers viennent pour moitié du Village 2, les autres des alentours. Ratiba vient d’Echirolles ouest, elle a découvert l’endroit comme ça, en accompagnant une amie qui venait y boire le café. « Je me sens comme chez moi, quand ma fille est au basket, je viens. Je suis venue aussi voir la conférence d’une femme médecin qui était venue de Palestine. C’était intéressant. » Il y a aussi des ateliers, des formations au brossage de dents pour les enfants, des rencontres un jeudi sur deux pour parler d’actualité ou de thématiques proposées par des habitants.

illustration article du Postillon / Usagèr.e.s en grêve

Yann repasse par l’accueil. Cinq minutes de pause sur la banquette : « Va falloir qu’on lève le pied, à force de faire des accueils comme ça… on va pas prendre la place du Conseil départemental quand même. » Pour les soins médicaux, il faut prendre rendez-vous, pour les « soins sociaux », l’accueil est inconditionnel. Au département, il faut attendre parfois jusqu’à trois semaines. « On comprend que s’il y a urgence, une situation d’endettement ou quoi, les gens préfèrent venir ici. » Et comment vont-ils lever le pied ? « Bah… le collectif ! » Comprendre : travailler avec le centre social, d’autres assos, monter des ateliers d’autodéfense administrative comme à la BAF (un centre social autogéré à Grenoble), sur des thématiques précises : « Par exemple, plein d’assistantes maternelles ne connaissent pas leurs droits. »

Faïza raconte : « À l’accueil les gens parlent de choses qui semblent insignifiantes dans une consultation. On leur dit que c’est important pour les orienter vers des professionnels adaptés à leur situation. » Elle avait quitté le milieu médical en 2013 : « Si je prenais le temps avec les patients, les médecins m’arrêtaient en disant “là, on gagne pas d’argent’’. » Puis elle travaille dans une boîte de logiciels pour ambulanciers : « On m’emmerdait pas et je gagnais bien ma vie, mais c’était pas l’éclate. » Elle rejoint le projet du centre en route. Finalement son problème, ce n’était pas la santé : c’était le système.

Entre deux consultations, Jessica prend un verre d’eau, vient s’asseoir. Elle est médecin généraliste : après quelques remplacements dans d’autres centres de santé, c’est sa première installation. Va trouver des toubibs qui bossent pour 1600 euros par mois ! Ils sont quatre à se lancer dans l’affaire. Jessica a retourné la question dans tous les sens, mais elle n’a pas trouvé de raison de réclamer plus que les autres. Les études ? C’était une chance de pouvoir en faire, et ses parents ont financé les six années où elle n’était pas payée. « Je vois pas pourquoi en plus j’aurais un gros salaire ». La responsabilité ? « Dans l’imaginaire collectif, tu as la vie et la mort des gens entre tes mains. Dans le quotidien c’est assez rare. Un travailleur social qui bosse dans la protection de l’enfance peut se poser les mêmes questions et rentrer chez lui le soir avec des histoires lourdes. »

Finalement, la seule chose palpable à laquelle ils ont abouti qui mériterait une différence de salaire, c’est le travail le samedi : « Mais c’est pas que les médecins ». Et celui-ci est au bout du compte compensé en jours de congé.

Dans la presse, il y a un précédent célèbre : le journal Libération des débuts versait le même salaire du rédac-chef à la claviste. Quelques années plus tard, toutes les velléités égalitaires et autogestionnaires avaient disparu. Et dans la santé ? Pareil : « Toutes les expériences de salaire égal qu’on connaît dans la santé se sont cassées la gueule. On est humbles par rapport à ça. On réévaluera tous les six mois. Ça peut se casser si certains se mettent à bosser beaucoup en heures sup’. » En attendant de savoir si ça tiendra, on sait déjà ce que ce geste a de fondateur. « Ce truc-là dit quelque chose de nous, j’en suis plus fière que si on avait des différences de salaire de 200 €. J’achète ma qualité de vie, je perds de l’argent mais ça me permet de bosser comme j’ai envie. »

La Sécu et les mutuelles des patients financent l’activité des médecins et paramédicaux, l’excédent permet de mener d’autres chantiers. Benjamin consacre une partie de son temps à la lutte contre les discriminations et violences subies. Il accompagne une usagère dans des démarches contre une salle de sport qui lui a refusé l’entrée parce qu’elle porte le voile. Un juriste du CCIF (Comité contre l’islamophobie en France) a qualifié la discrimination juridiquement. « Elle a dit qu’elle aimerait avoir des excuses. On a envoyé la lettre écrite avec le juriste à la salle de sport et au Défenseur des droits. En général, les gens répondent. On attend... » Au centre la santé se comprend au sens large : une autre usagère a eu un dépassement d’honoraires chez un médecin spécialiste alors qu’elle est à la CMU. « Toutes ces violences entraînent des répercussions sur la santé psychique mais aussi physique. Les gens qui veulent se battre, on les accompagne réellement. »

illustration article du Postillon / C'est un magicien

Un groupe hétéroclite se forme dans la salle d’attente. Deux femmes, puis trois, puis quatre : elle viennent voir Max, le kiné, pour un atelier « j’en ai plein le dos ». « Les prises en charge collectives sont plus conviviales, beaucoup plus agréables pour elles parce que c’est un moment de plaisir plutôt que de soin. Elles sont plus dans le bien-être que dans la recherche de guérison. Quand tu vas te faire « soigner » ça te rappelle toujours que t’as un problème. Cet atelier, je l’ai commencé au centre de rétention à Varces, et je l’ai sorti de la prison pour l’amener ici. »

illustration article du Postillon / Ma kiné

Bonne gâche, la salle d’attente. C’est au tour de Pauline, l’orthophoniste, de boire un verre d’eau entre deux rendez-vous. Elle est en reconversion, avant de travailler ici, elle était dans l’édition juridique à Paris. Elle a rejoint l’équipe en avril. Tchac, interview express. « La vision du soin que j’ai forgée pendant mes études était plutôt alternative : c’est une rencontre rigolote, on se rejoint vraiment sur le fond. S’organiser pour mener le projet à bien, sans hiérarchie, sans injonction. L’égalité salariale, je trouve ça vraiment super chouette. C’est pas un fonctionnement obligatoire pour avoir la qualité de relation qu’on a, mais je trouve que c’est un bon outil. » Coupez, rendez-vous suivant !

Sur certains besoins, recruter est quasi impossible : beaucoup d’habitants demandent s’il y a un dentiste ou un ophtalmo. « Le matériel coûte trop cher. Ensuite, si quelqu’un vient faire des heures d’humanitaire tout en se payant sa piscine et en roulant en BMW avec son boulot en ville, ça nous intéresse pas. » Plusieurs des fondateurs du centre se sont rencontrés dans l’asso MEDSI (mouvement étudiant pour le développement d’une solidarité internationale) : « Dans toutes les facs de médecine, il y avait des projets humanitaires plus ou moins foireux. Souvent on fait plutôt pire que mieux. Notre propos était de questionner ces pratiques, de dire : si l’envie de voyage est toujours là après, faisons des projets plus petits, moins ambitieux, si on veut faire des rencontres, faisons-les sans le prétexte humanitaire. »

L’idée du centre naît au cours de discussions au sein du réseau MEDSI, d’abord comme une blague. Certains essaient de monter un syndicat d’étudiants dans la santé. Deux arrêtent les études de médecine : Benjamin, qui l’explique dans une conférence gesticulée, s’inscrit en master de philosophie médicale. Alex bifurque vers la socio. Au gré des stages et des déménagements, le groupe éclate mais avec la fin des études, tous convergent à Grenoble « par hasard mais en fait, pas par hasard », dit Jessica. Elle était à Paris, et revient parce qu’elle sait que les autres sont là. Le groupe s’étoffe, démarche l’ARS (Agence régionale de santé), les communes de l’agglo. Certaines sont sourdes au projet, Échirolles est plus réceptive : ce sera Village 2. « Nos imaginaires plaçaient les questions de racisme, de discrimination, de domination plus dans les quartiers populaires qu’en milieu rural, même si ça peut se débattre ! », admet Benjamin. Ça peut se débattre, bien sûr. Tout peut se débattre, au Centre, dont les membres sont arrivés dans le quartier en « position basse ». Pendant un an et demi, ils viennent aux fêtes de quartier, tiennent un stand à la kermesse, font remplir des questionnaires : « Pour mener un vrai projet de santé communautaire, il fallait un diagnostic de l’état de la santé vu par les habitants. Leur demander, “vous, de quoi vous avez besoin ?’’ et pas arriver avec nos gros sabots. On a pris ces propos bruts selon les déterminants sociaux comme le sentiment de justice sociale, l’environnement, le logement… et décidé sur quoi on allait travailler. » Les habitants les englobaient comme les « jeunes médecins ».

En attendant de construire leur bâtiment au cœur du quartier, la mairie leur propose les locaux actuels. À l’inauguration, le maire Renzo Sulli les félicite mais s’interroge comme tout le monde sur le mot « communautaire. » Il a reçu des appels de citoyens qui se demandent si c’est réservé aux musulmans. « On pourrait enlever communautaire », non ? Sylvette Rochas, son adjointe, lui a répondu : « Oui c’est comme dans parti communiste, on pourrait enlever communiste ? » Le maire n’a plus rien dit ; il est justement communiste. Quant au mot communautaire, assimilé en France et à tort au communautarisme, il est employé sans crainte en Belgique, en Angleterre, outre-Atlantique pour désigner ce « système de santé pensé avec et pour toutes et tous »… « Ça fait que trente ans qu’on en parle, c’est encore un peu tôt », ironise Alex.

Avec l’arrivée prochaine de nouveaux soignants, ces locaux seront bientôt trop petits. Yann s’interroge déjà pour les futurs locaux, qui seront bâtis au cœur du quartier Village 2 : « En regardant les plans avec le groupe d’archi, on se dit que là-bas aussi on va très vite saturer ! On veut avoir une conseillère conjugale, un psychiatre… On aimerait penser à d’autres trucs qui auraient un sens dans le quartier, comme une sage-femme. » Jessica enchaîne : « Et s’il y a ici un gros morceau qui manque, c’est l’accès aux soins psycho, parce que c’est pas remboursé. On écoute mais on le fait pas aussi bien que si on était formé à ça. C’est pas mon travail et mes études sont tellement bien faites qu’on m’a jamais appris à le faire. Plein de gens demandent. »

Voilà, c’est le début. Après quatre visites, je suis charmé et mon esprit critique ne trouve rien à se foutre sous la dent. Que dire de plus ? « On n’invente rien », insistent les membres du Village 2 santé. Il y a la Case de santé à Toulouse, « grande soeur » née en 2006 qui a ouvert la voie et essuyé les plâtres. « La Case de Toulouse nous a montré qu’on pouvait intégrer la santé communautaire dans le système de santé français, me raconte Benjamin. Il y a 10 ans, pour la Case, c’était très compliqué, alors qu’on a une fenêtre de tir énorme en ce moment : les Français en veulent aux médecins libéraux qui ne s’installent pas dans les déserts médicaux. C’est plus compliqué pour eux de nous mettre des bâtons dans les roues alors qu’on s’installe là où ils ne veulent plus aller. » Malgré ça, lorsqu’ils cherchent où s’installer, certaines communes les snobent. Quant au milieu médical, leur connaissance en est parcellaire : « On a passé une grande partie de nos études de médecine avec les 2 % qui se posaient des questions. C’est une estimation à la louche, hein ! On reçoit des encouragements de ce petit monde-là. Nous sommes allés rencontrer les médecins d’Échirolles : il y en a qui s’en foutent, d’autres qui sont hyper contents parce qu’ils voient qu’ils sont proches de la retraite et que leurs patients vont pas se retrouver sans médecin traitant. »

Il y a des précédents plus anciens, même à Grenoble : « On a rencontré des vieux médecins qui étaient là à l’ouverture du centre de santé de l’Agecsa (Association de gestion des centres de santé grenoblois), à la Villeneuve de Grenoble. Ils avaient une démarche assez proche de la nôtre au démarrage. Avec le temps, l’aspect communautaire en a disparu. Peut-être qu’on finira comme eux ? »

Article publié dans le numéro d'avril-mai 2017 du Postillon (Grenoble).



















A Propos

La Coordination Permanente des Médias Libres

La coordination permanente des médias libres est née en 2014, en marge des rencontres des médias libres et du journalisme de résistance, à Meymac, en Corrèze, et regroupent une soixante de membres : journaux « pas pareils », radios associatives, télés libres, pirates du web, adeptes du participatif, de l'éducation aux médias, estimant qu'une autre information est possible et qu'une autre manière de la faire aussi.

Malgré des modes de fonctionnement, des pratiques, des lignes, des statuts et des objets différents, ces médias se retrouvent dans l'idée qu'un média ne saurait se résumer à la production d'information et qu'il a éminemment une place dans la cité, ne serait-ce que par l'organisation et l'animation de débats, par l'éducation aux médias ou par la dimension participative d'un journalisme participatif qui donne de la voix aux sans-voix.

Après nous être penché lors de la COP21 sur le « greenwashing », tenté de porter un autre regard sur les élections, nous avons décidé en cette fin d'année 2017 de traiter le sujet du travail, sous toutes ses formes.

Pour ce dossier, nous avons également reçu les participations de médias non membres de la Coordination, comme CQFD ou le Postillon. La CPML n'a pas la prétention à rassembler l'ensemble des médias libres, mais déjà de rassembler ceux qui se retrouvent autour de valeurs et propositions communes, que ce soit dans nos pratiques quotidiennes ou dans la revendications plus générales de donner des moyens pérennes à la presse et aux médias indépendants.

Si ce site est gratuit et son contenu le fruit d'un travail bénévole, il ne faudrait pas oublier que la production d'information, si elle n'a pas de prix, a un coût, celui du temps et des compétences mis en œuvre.


Coordination : Grégoire Souchay, Gaëlle Ronsin, Hélène Legay, Benoît Cassegrain, Lucie Aubin et Thomas Desset.

Merci aux illustrateurs :
• Nicolas de la Casinière : lalettrealulu.com/
• Krep via La Trousse Corrézienne

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