ITER atomise les règles environnementales

Dans le cadre de la construction de son centre expérimental sur la fusion nucléaire, Iter-France a d’abord oublié, puis tourné à son avantage toutes les règles relatives aux mesures compensatoires.

Le 28 juin 2005, les nucléaristes français débouchent le champagne. Le site devant accueillir les bâtiments d’Iter – programme international de recherche sur la fusion nucléaire – vient d’être désigné : ce sera en France, à Cadarache (Bouches-du-Rhône), sur un vaste domaine que possède depuis des lustres le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Au cœur de ce domaine se trouve une forêt de chênes multi-centenaires d’une rare richesse en biodiversité. Un site que l’Agence Iter-France (AIF) et le CEA jugent donc parfait pour couler du béton.

A peine l’attribution est-elle officialisée, en mars 2006, que l’AIF convoque les tronçonneuses. Ce n’est qu’une fois que tout a été déboisé qu’Iter-France fait réaliser un « état initial », qui s’est résumé à une unique visite de terrain, de surcroît effectuée en octobre, période particulièrement inappropriée pour ce genre d’étude. Pourquoi vouloir se soustraire à la réglementation ? L’AIF ne manque pourtant pas de liquidités : alors que le projet Iter devait engloutir 5 milliards d’euros, il a déjà obtenu diverses rallonges et dispose désormais de 16 milliards. De quoi voir venir…



Pierre Frapa, un entomologiste de la région, est alors alerté, par des voies détournées, de la destruction de la zone. Le 26 décembre 2007, il adresse donc une lettre à la Commission européenne.

L’espace forestier de plaine concerné [par Iter], à 300 m d’altitude, semble ne pas avoir brûlé depuis plusieurs siècles, écrit-il. S’y sont développés des arbres de dimension et d’âge exceptionnels. Mais, avant même que les compléments d’étude soient terminés, les défrichements massifs qui touchent environ 100 ha ont été engagés avec l’aide de financements européens.
Pierre Frapa

Et le scientifique de détailler les atteintes à l’environnement, mais aussi les manquements à la réglementation européenne : « Sur les reliquats forestiers après les premiers défrichements, ont été découverts des espèces de coléoptères saproxylophages de très grand intérêt patrimonial, attestant de l’intérêt considérable de ces habitats naturels, y compris au regard de la règle communautaire, puisque Osmoderma eremita, espèce prioritaire de la Directive « Habitats » est du nombre. Cette espèce a de façon certaine subi des destructions irrémédiables sur la zone défrichée. »

Le CNPN dénonce « un grand amateurisme »

« Sans ce courrier de Pierre Frapa, ils ne se seraient jamais préoccupés d’environnement », certifie Michel (1), un professionnel de l’environnement ayant eu à travailler sur le dossier Iter. Et, effectivement, ce courrier alertant Bruxelles semble déclencher une subite prise de conscience en France : moins d’un mois plus tard, le 21 janvier 2008, le directeur de l’AIF se décide à solliciter les autorisations de déboisement et de destruction des espèces protégées. Très pressé, il réclame même d’obtenir ces autorisations pour la fin du mois…

Même si elle ne pourra pas tenir ce délai, la préfecture des Bouches-du-Rhône va tout faire pour satisfaire la demande. Mais, avant de signer une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées, le préfet doit solliciter l’avis du CNPN (2). Les membres du conseil national reçoivent le dossier de demande d’avis entre le 8 et le 11 février, et sont tenus de se prononcer… le 12 ! Impossible, dans ces conditions, d’éplucher les 567 pages du dossier – ce qui ne devait pas être pour déplaire au pétitionnaire. Le 14 février, en rédigeant son rapport, le président de la commission « faune » du CNPN, visiblement agacé, s’étonne du fait que cette question doive être réglée dans la précipitation en 2008, alors que « les opérateurs français soutenant le projet pouvaient (…) dès 2005, engager les études nécessaires aux autorisations ».

Dénonçant « un grand amateurisme » et « une grande désinvolture vis-à-vis des réglementations françaises », expliquant que le dossier ne repose que « sur des spéculations plus ou moins hasardeuses » et que les propositions de « mesures compensatoires [sont] complètement déconnectées de la réalité », le CNPN émet un avis négatif. Mais il n’est que consultatif, et toutes les autorisations seront signées par le préfet de région dès le 3 mars.


L’AIF effectue un placement foncier…

En guise de mesures compensatoires, le pétitionnaire doit acquérir 480 hectares « d’un espace boisé d’intérêt écologique le plus proche possible des espaces à espèces protégées détruits par le projet Iter ». Il devra ensuite gérer cet espace conformément à un plan de gestion sur une durée de 20 ans. Et ensuite ? L’arrêté stipule qu’Iter-France devra procéder à une « restitution ou mise à disposition (…) à un organisme agréé » des hectares concernés. Mais rien n’empêche l’AIF de rester propriétaire des 342 hectares déjà acquis sur les communes de Ribiers, Saint-Vincent-sur-Jabron et Mazaugues, ni d’inscrire fièrement ces acquisitions foncières dans son bilan comptable.

« Le cas d’Iter n’est pas isolé », regrette Marc Maury, le directeur du CEN Paca (3), qui estime que la restitution à des collectivités locales ou à des organismes de protection de la nature est un des rares moyens d'empêcher « la privatisation et la confiscation du vivant » et la « monétarisation de la biodiversité ». Qui surveillera, dans 30 ans, que l’AIF ne revend pas une partie de ces hectares pour réaliser une belle opération de spéculation foncière ? Dans 20 ans, dégagée de ses obligations, l’agence pourrait aussi faire passer ces terrain en « réserve d’actifs naturels », comme devrait le permettre prochainement... la loi « Biodiversité ». Ainsi, elle pourra revendre ces espaces à un autre industriel en recherche de terres de compensation, ou même s’en servir pour compenser ses propres nouvelles constructions !

Le satisfecit du comité biodiversité d’Iter

Une chose est sûre : l’AIF n’est pas décidée à se séparer de ses précieux lopins. Tout juste prévoit-elle de confier la gestion – mais pas la propriété – de quelques hectares à l'Office national des forêts, et de quelques autres au CEN Paca. Mais, neuf ans après les défri­chements, rien n'a encore été signé en ce sens. Il faut dire qu’en restant propriétaire, paradoxalement, elle peut se faire passer pour un parangon de l’environnement. Sur une seule année scolaire (2012-2013), 7 000 élèves ont ainsi eu l’insigne privilège d’être sensibilisés sur les enjeux de la biodiversité lors d’une visite d’Iter ! Au total, plus de 60 000 personnes y ont eu droit entre 2008 et 2013. Et les bus de visiteurs se bousculent toujours… Quant à l’osmoderme, ce scarabée protégé par l’UE qui a trinqué lors des premiers défrichements, « il est presque devenu la mascotte d’Iter ! », s’indigne Pierre Frapa.

Ils étaient obligés d’acheter ces espaces pour respecter la loi à laquelle ils voulaient se soustraire, mais ils ont réussi à transformer la mesure de compensation en un placement foncier. Et en plus, ils s’en servent pour faire leur com en se faisant passer pour des amis de la nature !
Michel

Pour finir, nous laisserons le lecteur savourer la conclusion de la dernière réunion avant dissolution du « comité biodiversité d’Iter », co-présidé par le sous-préfet d’Aix :

Tout au long de ces cinq années [de 2008 à 2013, ndlr], le comité de biodiversité Iter a su travailler continuellement de manière constructive, et l’AIF a pris à cœur de répondre avec un grand professionnalisme à une série d’obligations a priori pesantes, mais tellement riches pour la protection de la nature, et aussi sur le plan éthique. On ne peut que se féliciter de cet aboutissement qui, même s’il n’est qu’une étape, ne peut que donner une image positive de la France aux partenaires internationaux du projet Iter.


Nicolas Bérard

1. Le prénom a été modifié.
2. Conseil national de la protection de la nature.
3. Conservatoire d’espaces naturels




Cet article a été publié initialement dans le journal l'âge de faire.